La technique de méditation en marchant que je vous propose est relativement
simple et d'une grande efficacité. Elle repose sur la différence
entre
- voir (l'ensemble)
- et regarder (un point en particulier).
Elle consiste simplement à voir plutôt qu'à regarder. Mais
il s'agit en fait d'exercer un contrôle non pas sur la vue qui
assure toujours à la fois les deux fonctions : voir et regarder
mais sur l'attention.
Cette technique consiste à élargir l'attention à l'ensemble
de ce qui est perçu, donc à ce qui est vu plutôt que de
la restreindre à ce qui est regardé. Autrement dit, pour employer
un langage plus technique, il s'agit de dissocier l'attention de la vision restreinte
assurée par la fovea centralis (et, relativement, par la macula oblongata)
pour l'investir dans le champ visuel élargi, en fonction de la vision
périphérique.
Je connais, pour l'avoir pratiquée, la technique inspirée du
Vipassana (technique bouddhique de méditation) qui consiste, pendant
la marche ralentie, à être attentif au moindre mouvement du corps.
Mais j'étais à la recherche d'une technique qui permettrait, pendant
la marche normale, d'apaiser le fonctionnement du mental, de favoriser la conscience
du corps de même que la présence à soi.
Ce qu'il faut savoir sur la vue
Pour l'exposé qui suit, je m'inspire des notes de cours que j'ai donnés
pendant plusieurs années en communication à l'Université
McGill, dont certains portaient sur la perception sensorielle.
La vision se définit à trois niveaux:
La fovea: zone restreinte où la vision est la plus nette, mais de 3º
à 4º seulement, qui permet de focaliser.
La macula: zone où la vision est moins nette que celle de la fovea,
mais de 12º à 15º en largeur et de 15º à 18º
en hauteur, et de forme ovoïde.
La vision périphérique: zone où la vision est encore moins
nette, mais dont le champ est d'environ 160º à 180º.
La perception au niveau de la fovea et de la macula est assurée par
les cônes qui permettent de percevoir la forme et les couleurs; alors
que la perception au niveau de la vision périphérique est assurée
par les bâtonnets qui permettent de percevoir le mouvement. Ce dernier
point est important dans la mesure où la perception du mouvement n'est
pas que visuelle mais aussi de nature spatiale, donc associée à
l'expérience tactile. La vision périphérique contribue
donc aussi à se percevoir dans l'environnement.
Les différents niveaux de perception visuelle font l'objet d'un collage
par le cerveau, ce qui donne l'impression d'une expé-rience unifiée.
Comme on le voit, il s'agit dune question complexe. Je ne vais retenir
pour la suite de cet exposé que les informations démontrant la
différence entre la perception visuelle assurée par la fovea (et
la macula) regarder et celle qui est assurée par la vision
périphérique voir.
Afin de bien saisir cette différence, il est capital d'en faire soi-même
l'expérience. Je vous suggère donc de constater
a) que la vision focalisée, assurée surtout par la fovea, est
restreinte : il suffit de regarder un objet, qu'il soit proche ou éloigné,
pour constater qu'on n'en perçoit avec netteté qu'une toute petite
partie;
b) et qu'il est possible de prendre conscience de la vision périphérique
en élargissant le champ de l'attention des deux côtés à
la fois sans bouger les yeux.
Telle est, en somme, la différence entre regarder vision restreinte
et voir vision élargie.
Et telle est, par ailleurs, la différence au niveau de l'expérience
visuelle entre l'attention active regarder; et l'attention passive
voir.
Regarder est donc associé à l'attention active; voir, à
l'attention passive.
Deux expressions, en langue anglaise, rendent particulièrement bien
la différence entre l'attention active: "to be conscious of",
et l'attention passive: "to be aware of".
Je viens d'en faire encore une fois l'expérience. J'ai d'abord levé
les yeux pour regarder une fleur qui se trouve dans un vase sur ma table de
travail; puis, sans cesser de regarder cette fleur, j'ai élargi le champ
de mon attention en fonction de la vision périphérique, de façon
à voir d'un côté la porte et de l'autre la fenêtre,
devenant ainsi conscient mais au sens anglais de "aware"
de la totalité du champ visuel.
Méditer en marchant consiste précisément à élargir
le champ de l'attention en fonction de la vision périphérique
: donc, à voir plutôt qu'à regarder, passant ainsi de l'attention
active à l'attention passive.
Or, chaque fois que j'élargis ainsi le champ de l'attention, passant
de l'attention active à l'attention passive, je constate :
que l'environnement ne me paraît plus être à l'extérieur
de moi, mais que je me perçois, au contraire, à l'intérieur
augmentant ainsi mon sentiment de participation;
quil m'est plus facile, lorsque mon attention correspond à la
vision périphérique, de prendre conscience de mon corps, de ma
présence ici et maintenant, et d'être conscient de moi-même,
conscient d'être;
enfin, qu'il m'est plus facile, aussi, d'apaiser le fonctionnement du mental
: dans la mesure où l'attention passive est soutenue, "ça"
cesse de parler dans ma tête...
Élargir le champ de l'attention en fonction de la vision périphérique
représente donc, à toutes fins utiles, une technique de méditation.
Lorsque l'expérience visuelle s'apparente à
l'expérience audio-tactile
Passer de l'attention active, correspondant à la vision de la fovea,
à l'attention passive, correspondant à la vision périphérique,
entraîne une modification au niveau même de la perception sensorielle
: l'expérience que l'on fait de l'environnement et de sa relation à
l'environnement n'est plus à proprement parler de nature visuelle, bien
qu'elle soit déterminée par la vue, mais, relativement, de nature
audio-tactile.
Je m'explique :
Lorsque je regarde, je me perçois à l'extérieur de ce
que je regarde depuis un point de vue; mais, au contraire, lorsque je
vois, je me perçois à l'intérieur de ce que je vois.
Regarder particularise, détache l'observateur de l'objet observé;
voir généralise, globalise, rattache l'observateur à l'environnement.
Voir est, par rapport à regarder, comme entendre, par rapport à
écouter.
Je suis à l'intérieur de ce que j'entends. Je participe de ce
que j'entends. De même, je suis à l'intérieur de ce que
je vois. Je participe de ce que je vois.
Or, dans la mesure où, dans l'expérience de voir, l'oeil n'est
plus actif mais devient passif, où l'attention elle-même n'est
plus active mais passive, où l'observateur ne se perçoit plus
à l'extérieur mais à l'intérieur de l'environnement,
l'expérience visuelle s'apparente alors à l'expérience
audio-tactile. Et c'est pourquoi d'ailleurs il suffit de passer de l'attention
active à l'attention passive pour qu'il soit relativement facile de prendre
conscience de son corps dans l'environnement, de sa présence ici et maintenant
de devenir conscient d'être.
Pour plus de précisions sur la différence entre l'univers du
visuel et celui de l'audio-tactile, voir: le toucher
Une expérience de biofeedback
Il y a quelques années, un ami neurologue m'a invité à
faire une expérience de biofeedback dans son laboratoire.
Cette expérience m'a permis de constater que, lorsqu'on passe de l'attention
active (regarder) à l'attention passive (voir), les ondes émises
par le cerveau vont du tracé bêta, associé à l'état
d'éveil et à la conscience ordinaire, au tracé alpha, associé
à la relaxation, à la méditation et à la créativité.
Raccordé à un électroencéphalographe (EEG), je
devais m'entraîner à exercer un contrôle sur les états
favorables à l'émission d'ondes alpha par le cerveau. L'expérience
consistait à identifier ces états afin de pouvoir ensuite les
recréer, suscitant ainsi à volonté l'émission d'ondes
alpha.
Après avoir fait les expériences habituelles : fermer les yeux,
me relaxer, suspendre le fonctionnement du mental..., avec le résultat
escompté, je me suis mis à modifier le champ de mon attention,
les yeux fermés mais comme s'ils étaient ouverts, passant ainsi
de l'attention active, correspondant à la vision restreinte de la fovea,
à l'attention passive, correspondant à la vision périphérique.
Or, chaque fois que mon attention corres-pondait au champ élargi de la
vision périphérique, mon cerveau émettait surtout des ondes
alpha ce qui était dans l'ordre des choses puisque j'avais les
yeux fermés; mais chaque fois que mon attention correspondait à
la vision restreinte de la fovea et bien que j'eusse les yeux fermés
mon cerveau émettait surtout des ondes bêta...
Voulant pousser plus loin l'expérience, je me suis alors appliqué
à restreindre et à élargir alternativement le champ de
l'attention, mais cette fois les yeux ouverts. Le résultat de cette variante
me parut encore plus significatif : bien que rien ne permît aux observateurs
de constater une modification au niveau de mon attention, allant de l'attention
active à l'attention passive, autrement dit, passant de la vision restreinte
de la fovea au champ élargi de la vision périphérique,
mon cerveau émettait davantage d'ondes alpha.
J'en conclus que, même si on a les yeux fermés, lorsque l'attention
correspond à la vision restreinte de la fovea, le cerveau émet
davantage d'ondes bêta; mais que, par ailleurs, même si on a les
yeux ouverts ou, de préférence, entrouverts, lorsque l'attention
correspond au champ élargi de la vision périphérique, le
cerveau émet davantage d'ondes alpha.
Ce qui revient à dire que le fait d'émettre des ondes bêta
ou alpha ne découle pas seulement de ce qu'on a les yeux ouverts ou fermés;
mais qu'il est possible de modifier les tracés, selon que l'attention
est active ou passive, et ce, que l'on ait les yeux ouverts ou fermés...
Cette expérience de biofeedback m'a donc appris qu'il est possible d'émettre
des ondes alpha les yeux ouverts, et encore davantage les yeux entrouverts,
à la condition d'élargir l'attention en fonction de la vision
périphérique. Ce qui revient à dire que, ce faisant, on
se trouve en état de méditation.
C'est sur cette observation que repose la technique de méditation en
marchant que je suggère.
En résumé, il s'agit de voir plutôt que de regarder, en
élargissant le champ de l'attention en fonction de la vision périphérique;
et de garder ainsi l'attention passive.
De la pratique du ZAZEN...
Dans la pratique de zazen la méditation dans la tradition du
bouddhisme zen on accorde la plus grande importance à la posture
qui, à une étape, devient l'objet même de la concentration.
La méditation prend alors appui sur la conscience du corps dans l'environnement,
une expérience essentiellement tactile. Je crois nécessaire de
rappeler ici que le sens du toucher est complexe par définition : il
comprend, entre autres, le sens musculaire qui permet de percevoir la position
du corps, autrement dit de se percevoir dans l'environnement.
Il se trouve, par ailleurs, que zazen se pratique les yeux entrouverts, ou
plus précisément, comme l'écrit Marc de Smedt : "...
le regard mi-clos, mi-intérieur, mi-extérieur" formule
très heureuse. Il s'agit ici, en effet, de restreindre la vue et d'étendre
le champ de l'attention devenue passive, en fonction de la vision périphérique,
ce qui a pour effet, comme on l'a vu plus haut, de favoriser la perception audio-tactile
et tout ce qu'elle implique : la conscience du corps, la présence à
soi ici et maintenant, la conscience d'être... Autrement dit, de tourner
le regard vers l'intérieur, vers le sujet.
Je narrive plus à me souvenir où j'ai lu que les myopes...
si vous me permettez cette digression qui n'est peut-être pas sans
rapport ...les myopes, donc, sont en général plus "sensuels":
audio-tactiles, par la force des choses! Un ami myope, comme on va le
voir à qui je communiquais, avec un certain sourire, cette tautologie
m'assura avec chaleur qu'il en était bien ainsi pour la raison que les
myopes, ne parvenant pas à voir le monde distinctement, chercheraient
à en confirmer la réalité par le toucher...
De là à se demander dans quelle mesure les myopes, audio-tactiles
par définition, n'auraient pas une meilleure image de leur corps? Peut-être
aussi une meilleure conscience de leur corps? Est-il permis de penser que les
myopes auraient plus de facilité... à développer la 'présence
à soi'? Ces questions, je le sens bien, me portent à me laisser
dériver...
Il n'y a pas de doute, en effet, que restreindre la vue, soit en fermant les
yeux, soit en les gardant mi-clos, soit même en déplaçant
l'attention en fonction de voir plutôt que de regarder, favorise la perception
audio-tactile qui, à son tour, favorise la conscience du corps, qui favorise
la présence à soi et la conscience d'être... Pour délirante
que puisse paraître cette audacieuse association, elle n'en est pas moins
confirmée par les travaux de l'anthropologue canadien Edmund Carpenter,
longtemps associé à ceux de Marshall McLuhan, sur la perception
sensorielle et la communication, et qui est absolument formel sur ce point:
restreindre le sens de la vue ce que faisaient, selon lui, les jeunes
hippies de l'époque, devenant ainsi des audio-tactiles en conflit avec
leurs parents, visuels a pour effet d'intérioriser la perception
qui, de l'objet (extérieur) se tourne vers le sujet (intérieur);
a même pour effet de lorientaliser l'expression est de lui.
C'est à quoi je pensais chaque fois quil m'a été
donné, depuis, de découvrir des photos de Maîtres spirituels
d'Orient nous les montrant les yeux mi-clos. Ces Maîtres sont, de toute
énce, des audio-tactiles: pour eux la réalité n'est pas
à l'extérieur mais à l'intérieur; leur conscience
n'est pas tournée vers l'objet à l'extérieur d'eux-mêmes,
mais vers le sujet à l'intérieur, et leur démarche vise
à développer la présence à soi, la conscience d'être
principe de la réalisation du Soi.
... à la tradition des arts martiaux
J'ai aussi trouvé la confirmation de cette observation dans les arts
martiaux.
La différence entre voir et regarder est même l'une des règles
du Bushido définies par le grand Maître japonais Miyamoto Musashi,
dont il nous est sans doute possible, parvenus à cette étape de
notre démarche, de mieux saisir la portée.
"Les samouraïs doivent (...) aiguiser les deux fonctions de leurs
yeux : voir et et ainsi n'avoir aucune ombre. (...) La position doit permettre
de voir largement et vastement. Entre voir et regarder, voir est plus important
que regarder. L'essentiel dans la tactique est de voir ce qui est éloigné
comme si c'était proche et de voir ce qui est proche comme si c'était
éloigné. L'important dans la tactique est de connaître le
sabre de l'adversaire, mais de ne pas regarder du tout ce sabre adverse. Méditez
bien là-dessus. Cette position des yeux convient aussi bien dans la tactique
du simple duel que dans une bataille. (...) Le premier point est de savoir regarder
de côté sans bouger les pupilles. Toutes ces positions ne peuvent
être acquises d'un seul coup dans les moments durgence. Donc, ayez
bien en tête tout ce que j'ai écrit jusquici, gardez bien
cette position des yeux dans la vie quotidienne et en toutes occasions ne modifiez
pas la position de vos yeux. Réfléchissez bien à tout cela."
Il n'y a pas de doute que Musashi parle bien ici de la même chose. Lorsqu'il
dit : "Voir est plus important que regarder...", il ne peut s'agir
que de la différence entre la vision restreinte de la fovea (regarder)
et la vision périphérique (voir).
Telle est, en somme, la technique de la méditation en marchant.
Une partie l'enseignement de Gurdjieff est communiquée dans le livre
de Peter Ouspensky, Fragments d'un enseignement inconnu (éd. Stock).
On peut aussi trouver aujourd'hui des 'groupes Gurdjieff' qui diffusent son
enseignement.
Une technique de rappel à soi
Cela nous amène aux techniques de rappel à soi de George I.
Gurdjieff, qui visent à éveiller la conscience d'être. Car
nous sommes rarement conscients de nous-mêmes. Le plus souvent, nous nous
définissons au niveau de la conscience ordinaire, sans être conscients
d'être.
Aux techniques de rappel à soi qu'on trouve d'ailleurs non seulement
chez Gurdjieff mais, comme je devais aussi le découvrir, dans d'autres
écoles de sagesse, je suggère d'ajouter celle que jai tenté
de définir dans cet exposé.
En résumé, cette technique peut se ramener à la formule
que j'ai proposée au début : dissocier l'attention de la vision
restreinte de la fovea (regarder) et l'investir dans le champ élargi
de la vision périphérique (voir).
J'estime, pour en avoir souvent fait l'expérience, qu'elle est d'une
très grande efficacité... à propos d'efficacité,
il est peut-être utile que je parle brièvement, en terminant, du
rôle de la respiration. Je suggère, au moment d'élargir
l'attention à la vision périphérique, d'inspirer lentement,
puis d'expirer plus rapidement. L'inspiration favorise la concentration, alors
que l'expiration entraîne souvent une diffusion de l'attention. Comme
en témoigne un des principes de la lecture rapide : on retient mieux...
ce qu'on inspire! C'est la raison, du moins je le suppose, pour laquelle, dans
certaines pratiques méditatives, celle de zazen en particulier, on demande
de mettre plutôt l'accent sur l'expiration afin sans doute de compenser
la tendance à la diffusion de l'attention, parvenant ainsi à une
concentration plus égale. Mais il demeure que chaque fois qu'on a du
mal à concentrer son attention, il faut s'appuyer sur l'inspiration,
le temps de reprendre le contrôle de la concentration, pour ensuite s'appuyer
au contraire sur l'expiration, ce qui rend la concentration plus stable.
Voir, c'est la technique de méditation que j'associe plus particulièrement
à la marche, mais qui trouve aussi à s'appliquer à peu
près à toutes les situations de la vie.
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