Je me suis d’abord demandé si le traducteur avait bien rendu le sens de ce premier principe de Musashi. Que veut dire, au juste, «pensées perverses» ?

J’ai trouvé dans le traité les passages suivants qui me paraissent en éclairer le sens :

  • "Les samouraïs doivent [...] n’avoir plus aucun point obscur sur la Voie qu’ils doivent pratiquer, n’avoir plus aucun égarement d’esprit, [...] et ainsi n’avoir aucune ombre. Alors, les nuages de l’égarement se dissiperont, c’est là le vrai ‘’."
  • "Conservez un esprit vaste, droit, sans trop de tension ni aucun relâchement, évitez qu’il soit unilatéral, maintenez-le au juste milieu. [...] Même au plus fort de la mêlée d’une bataille, il faut rechercher les vérités de la tactique et bien réfléchir afin d’atteindre l’esprit immobile."
  • "Le coup ‘sans pensée, sans aspect’ [...] en partant du . On rencontre très souvent ce coup. Il faut donc bien l’apprendre et s’y exercer."
  • "[...] on doit posséder un esprit droit et il est important de conserver un esprit dégagé de tout sentiment de faiblesse vis-à-vis de soi-même."

De toute énce, les "pensées perverses" dont parle Musashi sont l’effet de ce que l’on appelle dans la pensée traditionnelle le mental. Ce mot a la même racine que "menteur". Il s’agit en fait des pensées, des émotions, des interprétations, des représentations... de tout ce qui déforme la réalité.

Ce que suggère le mental – étant l’effet de nos projections – représente toujours une vision déformée de la réalité, de ce qui est. Les traducteurs du traité, M. et M. Shibata, font du reste le commentaire suivant : "Le est comparable au firmament purifié de tous les nuages de l’égarement." Le mot "" revient souvent dans la pensée traditionnelle. Parvenir au "" revient à apaiser, à dominer le mental : le bavardage intérieur alimenté par les pensées, les émotions. L’objet premier de la méditation est précisément de réduire le fonctionnement du mental, voire de le supprimer. Mais on peut aussi parvenir à calmer le mental dans l’action. On y parvient par la concentration de l’attention.

Dans la méditation, la concentration de l’attention, par exemple sur la respiration ou la répétition d’un son (mantra), etc., vise précisément à suspendre le mental. À une étape de l’entraînement dans la pratique bouddhique de Vipassana, l’objet de la concentration devient le fonctionnement même du mental : voir les pensées, les émotions, les interprétations, les représentations... Autrement dit, voir les "nuages de l’égarement" apparaître, disparaître... Cette pratique permet à la longue de dominer le mental et d’atteindre le qui est comme le "firmament purifié". Or, cette vigilance doit s’exercer non seulement dans la pratique de la méditation proprement dite mais aussi dans l’action, qui devient ainsi une forme de méditation. La vigilance dans l’action s’exerce par la concentration de l’attention au geste, au mouvement, au corps – ici et maintenant.

Atteindre le , c’est guérir l’esprit en se libérant en particulier de ce que l’on appelle parfois la paranoïa sensitive : le "délire" entretenu par la peur d’être rejeté, par le doute et, en général, par les émotions et les représentations négatives... Ce travail sur soi est d’autant plus important que le mental demeure, à mon avis, le plus important facteur de stress.

Telle est la première tâche du guerrier dans l’action : atteindre le mental, devenir transparent à lui-même. Autrement dit, parvenir à la conscience d’être, à ce qui, à l’arrière-plan, dit : "Je suis".

On trouve dans la tradition bouddhique zen de nombreux textes incontournables, si vous me permettez l’expression, auxquels j’aurais pu recourir pour commenter ce premier principe de Musashi. Mais j’ai préféré faire appel à la réflexion d’un Occidental qui a le mérite à mes yeux d’avoir découvert par lui-même certaines données de base dans la pensée traditionnelle, à l’occasion d’une recherche personnelle sur les conditions mentales les plus favorables à la pratique d’une discipline sportive : le tennis. Ce qui me permet aussi de rattacher la pratique sportive à la tradition des arts martiaux, à la condition que l’on pratique les sports dans le même esprit que les arts martiaux.

Depuis quelques années, on trouve dans la plupart des programmes d’entraînement des sportifs de compétition la même préoccupation d’atteindre le . Timothy Gallwey, ancien champion de tennis, parle de cette démarche dans la pratique des sports comme de la découverte du jeu intérieur : "Le joueur découvre le jeu intérieur quand il comprend que l’adversaire le plus difficile à vaincre n’est pas en face de lui sur le court mais bien dans sa tête. Il constate alors que les réactions de son esprit créent beaucoup plus de difficultés que la vitesse ou la direction des balles. Ses pensées rendent les coups plus difficiles qu’ils ne le sont en réalité. De plus, le joueur saisit que les obstacles mentaux qui l’empêchent de bien jouer l’empêchent aussi de bien vivre."

L’esprit (en anglais, mind) dont parle ici Gallwey est précisément le mental : les "nuages de l’égarement". Gallwey, lui, en parle comme des "obstacles mentaux"... Ce sont la peur, le manque de confiance en soi, le blâme, le manque de concentration, l’application excessive, le manque de volonté de gagner, le perfectionnisme, la timidité, la frustration, la colère, l’ennui, les attentes et enfin, une formule qui les résume tous, un esprit sans repos... autrement dit, un mental agité.

Le jeu intérieur est donc pour Gallwey "ce qui se passe dans la tête", le dialogue intérieur entre deux aspects du psychisme. Ces deux niveaux, il les appelle respectivement le moi no 1 et le moi no 2. "Le ton de voix du moi no 1 et les qualificatifs qu’il emploie quand il s’adresse au moi no 2 indiquent nettement qu’ils ne se font pas confiance. Leur méfiance atteint souvent un tel niveau que le moi no 1 répète continuellement les mêmes directives : ‘Baisse le bras... baisse le bras... baisse le bras...’ Il semble persuadé que le moi no 2 ne peut se souvenir de rien." Plus loin il ajoute : "Plus le moi no 1 se méfie du moi no 2, plus il se fait du souci, plus il se sent obligé de donner des directives au corps et plus il doit ‘essayer’ de provoquer un mouvement correct. Plus le moi no 1 s’applique, plus le corps se contracte et plus il joue mal. Il en résulte un découragement et une frustration qui rendent le jeu désagréable. Ainsi, il devient impossible de réaliser son potentiel." Il s’agit donc, comme le suggère Gallwey, de "mettre une muselière au moi no 1." De dominer le mental. "Sans l’intervention (du moi no 1) le moi no 2 manifeste un talent qui dépasse nos attentes et que nous avons souvent peur de reconnaître comme étant nôtre."

Dans les sports, on appelle cette approche identifiée depuis peu : "jouer en dehors de sa tête". Cette formule n’est pas sans évoquer le titre d’un ouvrage de Douglas E. Harding, Vivre sans tête, qui traite aussi du mental.

Cette pratique, qui est millénaire, revient à faire taire l’esprit critique et à s’en remettre au corps, à le "laisser faire". On parvient alors, comme l’ont soutenu depuis toujours les maîtres des arts martiaux et, depuis peu, un nombre de plus en plus grand d’entraîneurs dans les sports de compétition, à maintenir l’attitude juste qui favorise la spontanéité. S’en remettre au corps revient, en définitive, à s’en remettre au ça, c’est-à-dire à l’intelligence instinctive (ce dont je parle plus loin dans le commentaire du principe sept).

Pour se familiariser avec ce concept du mental, il faut savoir qu’il se produit de lui-même dans toutes les conditions particulièrement exigeantes, dans les moments forts, par exem-ple pendant une descente à skis ou encore... un saut en parachute! Il est ént que lorsque l’on est entièrement entraîné dans une action physique exigeante, le mental se trouve suspendu. C’est de là que naît sans doute le sentiment d’exaltation que procurent de telles expériences, la conscience se définissant alors dans l’instant présent, ici et maintenant. Comme le rappelle Gallwey : "La plupart des joueurs qui écoutent ce qui se passe dans leur tête entendent un dialogue intérieur qui s’interrompt seulement durant leurs rares périodes de concentration intense. Le reste du temps, ce dialogue se poursuit inlassablement." L’entraînement consiste donc à se familiariser avec le fonctionnement du mental afin d’étendre cette interruption à l’ensemble de la performance et, éventuellement, de l’étendre sur le chemin de la sagesse, à toutes les situations de la vie.

L’entraînement que suggère Musashi concerne toutes les disciplines et trouve à s’appliquer à toutes les situations de la vie. C’est ainsi que Daisetz Teitaro Suzuki (Essais sur le Bouddhisme Zen - éd. Albin Michel)., qui a été par ses nombreux livres, ses conférences, etc., l’initiateur en Occident du bouddhisme zen, écrit à propos de l’art du tir à l’arc, une des disciplines des arts martiaux :

"Dès que nous réfléchissons, délibérons, conceptualisons, l’inconscience originelle (sic) [Je pense que Suzuki parle ici de l’inconscient. Une imprécision du traducteur, je suppose...] se perd et une pensée s’interpose. La flèche a quitté la corde, mais elle ne vole pas directement vers la cible, et la cible n’est plus où elle est. Le calcul, qui est un faux calcul, s’en mêle. Tout le tir à l’arc en est faussé. L’homme est bien un roseau pensant mais ses plus grandes œuvres se font quand il ne pense ni ne calcule. Il nous faut redevenir ‘comme des enfants’ par de longues années d’entraînement à l’art de l’oubli de soi."

le yoga de la communication

Il s’agissait jusqu’ici de conditions où le corps se trouve engagé dans l’action. Il est plus difficile d’atteindre le mental lorsque c’est l’esprit même qui se voit engagé. Mais je puis témoigner qu’il est aussi possible, lorsque l’esprit est engagé dans l’action, de faire taire le moi no 1 – pour reprendre l’expression du jeu intérieur de Gallwey. Cette maîtrise, que j’exerce inégalement je dois le reconnaître, a fait chez moi l’objet d’un entraînement soutenu durant de nombreuses années. Il m’arrive d’ailleurs assez souvent aujourd’hui, que ce soit pendant une conférence que je prononce ou une émission de radio que j’anime, de faire taire le moi no 1. J’ai du reste observé le même phénomène chez les comédiens, les chanteurs et, en général les gens de spectacle chez qui se produit parfois ce que l’on appelle dans le métier un état de grâce. Le résultat est bien meilleur.

L’état dans lequel je me trouve alors est l’effet de la production d’ondes alpha par le cerveau. J’éprouve dans ces conditions un certain enthousiasme qui favorise, par ailleurs, une meilleure participation du public.

L’enthousiasme (État où l’homme, soulevé par une force qui le dépasse, se sent capable de créer. Le Petit Robert.) n’est sans doute pas aussi grand que celui ressenti dans les conditions où c’est le corps qui se trouve engagé dans l’action, mais il n’en est pas moins bien réel... La différence entre les deux types d’expérience paraît tenir à ce que, dans le cas où c’est le corps qui se trouve engagé, l’expérience prend appui sur l’instinct; et que, dans le cas où c’est l’esprit, l’expérience se traduit plutôt comme un accès direct à l’intuition... J’ai cependant observé que l’attitude juste au plan psychique dépend aussi en partie de la posture du corps. Lorsque l’on prend la parole en public, il est approprié de s’asseoir, par exemple, sur le bord de son fauteuil, les pieds bien à plat sur le sol, le dos droit; ou encore, si on parle debout, il est avantageux d’avoir les pieds légèrement écartés, le bassin vers l’avant (ce qui facilite la respiration abdominale)... En fait, quelle que soit la position, assise ou debout, il s’agit d’être centré, de trouver un équilibre physique, une certaine stabilité. Curieusement, on parvient éventuellement à se centrer dans n’importe quelle position ou presque. Les animaux ne sont-ils pas toujours bien centrés... sans penser? Et les enfants de même? Deux règles à ne pas oublier : lorsque la position le permet, maintenir le dos droit, plus précisément au niveau de la cinquième vertèbre lombaire, comme si on montait à cheval, la partie supérieure du dos ayant peu d’importance; et adopter le plus possible la respiration abdominale. Ces deux règles sont fondamentales dans la méditation. Il s’agit de les appliquer aussi, le plus possible, dans l’action. L’attitude juste au plan physique entraîne toujours l’attitude juste au plan psychique.

Dans le cas d’une performance intellectuelle, je dirais que le mental (le moi no 1 de Gallwey) apparaît comme un bruit au sens où on l’entend dans les théories de la communication : "[...] tout phénomène se produisant à l’occasion d’une communication, qui n’appartient pas au message intentionnel émis"; ou encore "une perturbation [...] ayant souvent un caractère erratique, accidentel"

Lorsque le mental se trouve suspendu, le "message intentionnel émis" ne faisant l’objet d’aucun brouillage, la transmission est claire. C’est ainsi que j’en suis venu à considérer la communication orale telle que j’ai l’occasion de la pratiquer, comme une forme de yoga.

les pensées, oui... mais les émotions

À propos du mental, il a surtout été question jusqu’ici des pensées. Mais le mental comprend aussi les émotions; de même que les interprétations, les représentations, etc., qui sont l’effet de l’interaction des pensées et des émotions. L’entraînement du guerrier exige donc qu’il intervienne aussi dans la dimension émotionnelle du fonctionnement mental. Mais que l’on ne se méprenne pas sur le sens de ce travail. Il ne s’agit pas ici de refouler les émotions mais de les prévenir ou de les assumer en pleine conscience.

On trouve dans la tradition des samouraïs une anecdote qui illustre bien l’importance du travail sur soi au niveau des émotions. Un samouraï se vit un jour confier la tâche de venger le meurtre de son Shogun. Étant parvenu à trouver l’assassin, le guerrier dégaine son sabre et s’avance lentement vers son adversaire pour en finir. C’est alors que l’autre, dans un geste de rage et de désespoir, crache à la face du guerrier! Sur le coup, le guerrier hésite un moment, recule d’un pas... puis, curieusement, rengaine son sabre et s’éloigne! L’autre, encore sous le choc, lui demande alors pourquoi il renonce à le tuer au moment où il n’a plus qu’à lever son sabre pour lui trancher la gorge. Et le guerrier de répondre que le crachat l’avait mis en colère et que s’il l’avait tué sous le coup de la colère, c’eût été un acte personnel commandé par une émotion et non par l’acte impersonnel de vengeance qu’il était venu accomplir.

Son geste, autrement dit, ne pouvait être accompli qu’en état de mental : "sans pensée, sans émotion..."

J’ai trouvé dans un curieux ouvrage informatif et humoristique, un passage décrivant de façon originale le fonctionnement du mental, sous le titre : "Opacité : le pari".

"De façon générale, le crâne humain se distingue particulièrement bien du hardware informatique par son OPACITÉ. L’homme a cette caractéristique fondamentale qu’il peut mentir (ou plus simplement : refuser de parler) : les données, de toute nature, résidant sous son cuir chevelu restent envers et contre tout son jardin secret.

"Jardin secret" : délicieuse expression, forgée par un anonyme qui avait tout compris :

– secret (pas besoin de faire un dessin);

– jardin (c’est un espace mental, où l’on fait ce qu’on veut, et pas seulement conserver des données : je me souviens, je me raconte mes souvenirs, et même des souvenirs à valeur ajoutée (les faits plus quelque chose), je m’invente des choses qui pourraient avoir lieu, qui pourraient avoir eu lieu, qui ne pourraient pas avoir lieu mais qu’il est tellement jouissif de m’imaginer quand même, que sais-je encore).

"C’est le véritable trou noir des conceptions, représentations, débats et monologues en tous genres qui germent à plein temps sous la calotte et qui – la plupart du temps pour notre plus grand bien – y restent."

Je retiens, pour décrire le fonctionnement du mental, l’excellente formule : "valeur ajoutée (les faits plus quelque chose)"...

"Sur le chemin le plus long on avance pas à pas. Réfléchissez-y sans vous hâter. Prenez la pratique de ces règles pour fonction de samouraï. [...]

"Forgez-vous par l’étude de mille jours et polissez-vous par l’étude de dix mille jours. Il faut bien y réfléchir."

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