Présentation
Voici la doctrine la plus subtile, la plus difficile à comprendre et
en même temps la plus parfaite qui n'ait jamais été exposée
dans l'histoire de l'humanité. Sa particularité est qu'elle ne
peut être découverte, enseignée, révélée
et rapportée que par un Bouddha omniscient, un "tathágata",
c'est-à-dire un être parfait.
C'est ce qu'il s'est passé il y a vingt-cinq siècles en arrière,
lorsque, en renonçant au monde, aux plaisirs des sens, à toute
ambition et à tout projet, le prince Siddhatta s'est absorbé dans
diverses pratiques et exercices spirituels. Toujours insatisfait de ce à
quoi ils mènent, il est parvenu à une expérience, à
une réalisation complète, au terme de laquelle il a pu alors enseigner
cette doctrine nouvelle, inconnue avant lui, et qui n'est enseignée nulle
part ailleurs que par ses élèves qui lui ont succédé.
Il est important de bien comprendre que la doctrine d'anatta, telle qu'elle
est enseignée et exposée dans ce qu'on appelle le theraváda,
est totalement inconnue dans tout autre système de pensée ou tout
autre système d'exégèse que ce soit, y compris dans le
bouddhisme moderne dit spéculatif, c'est-à-dire le bouddhisme
"mahayána".
À l'origine, le moine Gotama, l'éveillé, celui qu'on appelle
Bouddha, a découvert ce principe. Il a découvert une chose radicalement
nouvelle dans le développement de toutes les traditions spirituelles
de l'humanité. Il exposera cette découverte sous le nom d'anatta.
Il est important que, chacun à son niveau, arrive à avoir au
moins une compréhension basique et accessible de ce qu'est anatta.
Il n'y a que ceux qui ont obtenu la pleine réalisation, qui sont parvenus
à l'arahanta, c'est-à-dire l'éveil complet, qui ont une
capacité de réflexion et d'investigation extrêmement vaste,
complète et subtile dans cette doctrine. Ceux qui ne sont pas arrivés
à ce stade ne peuvent avoir qu'une compréhension partielle, tronquée,
leur capacité d'investigation est plus limitée. Quant à
ceux qui n'ont jamais vu nibbána de leur vie, ils n'arriveront pas à
avoir une compréhension juste et efficace de cette doctrine. Néanmoins,
quelqu'un de très versé sur les écritures, de très
érudit, dont l'aptitude intellectuelle est suffisamment développée,
arrivera tout de même à se faire une assez bonne idée de
la chose, ou disons plutôt pas trop mauvaise.
anatta est un mot pali, et non pas un mot sanskrit, qui n'a absolument rien
à voir avec son équivalent sanskrit "anatman". Si Bouddha
s'est refusé à employer la langue sanskrite, s'il a choisi d'utiliser
son dialecte natal, qui est le dialecte "magadha", c'est qu'il y a
une raison.
Bouddha est quelqu'un qui prétend avoir acquit l'omniscience. C'est-à-dire
la capacité à tout savoir sur tout. C'est précisément
fort de cette omniscience (prétendue, à la limite qu'en savons-nous
si cela est vrai ?) qu'il a fait des choix, autant en ce qui concerne ce qu'il
a voulu éviter que pour ce qu'il a voulu cultiver.
Le dialecte pali
L'une des cinq conditions pour qu'un "tathágata" (un bouddha)
apparaisse dans le monde est qu'il apparaisse dans cette région particulière
de l'Inde actuelle, appelée le "majjhimadesa" qui signifie
la région du milieu, la région moyenne, car géographiquement
elle se situe à moyenne distance entre les côtes, les montagnes
et les forêts. C'est un peu le cœur de la péninsule indienne.
Aussi, c'est dans cette région que le dialecte magadha est employé.
Plus tard, de par le fait que la parole de Bouddha a été écrite
sur papier, qu'elle est devenue canonisée, on emploiera le terme "páli"
qui peut se traduire par "canon". Pour faire référence
à ce dialecte, nous avons alors remplacé le mot "magadha"
par le mot "páli".
En páli, la signification littérale du mot anatta se découpe
comme suit : "a" qui est la particule privative, qu'on retrouve d'ailleurs
en équivalant en français et "atta" qui est la particule
réflexive, traduite en anglais par "self" et qui n'a pas véritablement
d'équivalent en un seul mot français. On dit généralement
"en soi". À savoir que les formes telles que "m', t',
s'"que nous employons en français seront justement exprimées
en páli par le terme "atta".
Bouddha n'employait pas de termes techniques. Il refusait d'employer les mots
sanskrits qui font référence à des techniques spirituelles
et à des croyances religieuses ou mystiques. Il employait des mots de
la langue de tous les jours, précisément utilisés par le
peuple du magadha pour les choses de la vie de tous les jours. Il n'y a pas
dans le páli un vocabulaire propre à l'enseignement, à
des idées, des conceptions philosophiques ou religieuses. Aussitôt
que l'on souhaitait enseigner ces choses-là, on utilisait alors le sanskrit.
À savoir que le sanskrit et le páli sont très proches
l'un de l'autre mais ne sont pas pour autant identiques.
La traduction du mot anatta
anatta est donc la conjonction de deux particules : La particule privative
et la particule désignant l'idée de réflexivité,
de réciprocité. Si on voulait trouver un terme français
pour synthétiser anatta, on pourrait dire : "absence d'un soi",
"absence de ce qui est en soi", "absence d'une nature propre".
Très souvent, le mot anatta est traduit dans la littérature par
le "non-ego" ou le "non soi". Cette traduction est tout
à fait inconvenable. Même si, par extension et par déduction,
l'idée d'anatta suggère l'absence d'ego, de soi, d'âme,
le mot anatta en lui-même (c'est le cas de le dire) ne signifie pas "absence
d'ego", "absence de soi" ou "absence d'âme".
Il y a d'autres termes pour désigner cela en páli. En anglais,
on est obligé d'employer un mot comme "not self" ou "none
self" parce que les Anglais ont dans leur vocabulaire un mot désignant
la particule réflexive qui est "self". Par exemple, "myself"
signifie "moi-même", "himself" signifie "lui-même".
On retrouve donc exactement comme en páli l'ajout de la particule
"self" pour désigner "soi-même". C'est pourquoi
les Anglais ont légitimement traduit le mot anatta par "not self"
ou "none self".
Le problème est que, lorsque nous avons commencé à traduire
en français, nous avons essentiellement traduit à partir des sources
anglaises. Donc naturellement, les intellectuels français, qui pour la
majorité d'entre eux n'ont pas compris grand-chose à l'enseignement
de l'éveillé, ont traduit "not self" par "non soi".
Cela est une erreur qui malheureusement induit une mauvaise compréhension
dans l'esprit de la majorité des lecteurs francophones.
Ceci étant dit, en sanskrit, le mot "anatman" peut véhiculer
effectivement l'idée de "absence de soi", "absence d'âme",
"absence d'ego". Mais il s'agit là d'un mot sanskrit et pas
d'un mot pali. C'est justement en s'appuyant sur ce mot sanskrit que les traducteurs
se sont donnés la liberté exagérée de traduire le
mot anatta par le mot "non soi", "non-ego" ou "non
âme".
L'absence "d'en soi"
anatta, c'est l'absence "d'en soi", applicable à toute chose,
à toute idée, à toute caractéristique et à
tout phénomène matériel ou mental. À partir de là,
on peut, bien entendu, donner des détails et des explications afin de
comprendre que dans tel ou tel cas, dans tel ou tel domaine, c'est de cette
manière que la doctrine d'anatta s'exprime ou se fait ressentir. La description
type que vous avez peut-être déjà entendue est de dire par
exemple : Prenons une charrette. Cette charrette est soumise à la loi
d'anatta. On ne peut pas dire qu'il existe véritablement une charrette.
En effet, si on la démonte pièce par pièce et qu'on l'étale
sur le sol, on ne peut plus dire qu'il y a une charrette. Pourtant, toutes les
pièces sont présentes.
Il s'agit d'une manière assez superficielle et assez facile d'essayer
de faire comprendre l'idée d'anatta, mais qui a pour inconvénient
de rester campée sur cette idée d'absence de substance, de noyau
ou d'âme. Or, il est intéressant de constater que lorsqu'on demanda
à Bouddha lui-même, et il est important de savoir ce que LUI a
exposé comme étant anatta, il n'a pas pris l'exemple de la charrette.
Ce n'est pas lui qui a pris cet exemple. C'est un de ses élèves
qui, pour se faire comprendre de quelqu'un, a pris cet exemple. On prend aussi
parfois l'exemple d'une vache découpée en morceaux sur l'étal
du boucher.
Lorsque Bouddha explique anatta
Lorsque Bouddha expose ce qu'il conçoit comme étant cette caractéristique
d'absence d'en soi, il choisit une manière différente et, on s'en
serait douté, remarquablement efficace. Il dit : « Il n'y a pas
dans ce corps de "atta". Parce que s'il y avait dans ce corps "atta",
à ce moment, "atta" aurait la possibilité de décider
ou de choisir que ce corps soit ainsi ou qu'il ne soit pas ainsi. »
On retrouve cette démonstration dans de nombreux sutta. Tout au long
de sa vie, il emploie très souvent cette technique pour faire comprendre
cet exposé. Voici comment il procède...
Quelqu'un est convaincu qu'il y a dans ce corps une substance, un noyau, une
entité, ou en tout cas que ce corps et cet esprit sont l'émanation
d'un principe immuable, inconditionné et éternel.
Bouddha dit à celui-ci :
« Ce corps, est-ce qu'il est immobile, immuable ou est-ce qu'il est changeant
? — Il est soumis au changement (vieillesse, maladie, décrépitude,
etc.), noble Vénérable. — Ce qui est soumis au changement,
est-ce qu'il est source de plaisir ou est-ce qu'il est source d'insatisfaction
? — Ce qui est soumis au changement est source d'insatisfaction, Seigneur.
— Comment ce qui est source d'insatisfaction peut-il être considéré
comme notre propriété ? »
Il faudrait être fou pour garder dans les mains un charbon ardent, source
de douleur. Il faudrait être fou pour garder ce corps, source de transformations
et d'insatisfactions. C'est là le point particulier que Bouddha aborde
dans sa démonstration sur anatta. C'est l'idée d'absence totale
de contrôle. Ce n'est pas seulement l'idée qu'il n'y a pas de propriétaire,
ni d'entité. C'est aussi l'idée d'absence de contrôle. anatta
suggère l'absence totale de contrôle.
Par exemple, nous voudrions arrêter de vieillir. Nous voudrions garder
un corps jeune, dynamique, souple et si possible beau et séduisant. Cependant,
il y a un processus naturel de vieillissement qui est incontrôlable. Il
n'y a aucun moyen de contrôler cela, non seulement parce qu'il n'y a personne,
qu'il n'y a pas d'individu, qu'il n'y a pas d'ego, mais aussi parce qu'il est
impossible de contrôler cela. Cela s'explique simplement par le fait qu'il
n'y a pas dans la matière du corps, un agent qui puisse contrôler
la matière. Il n'y a pas de "self-contrôle", il n'y a
pas un agent d'autocontrôle. La matière ne peut pas se contrôler
elle-même. Il en va de même pour le mental, il ne peut pas contrôler
la matière et la matière ne peut pas contrôler le mental.
Voilà pour l'aspect un peu théorique. Essayons de voir cela d'une
manière un peu plus pratique, rapportée à notre quotidien...
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