samedi 2 juillet 2005
1er principe de Miyamoto Musashi : Éviter toutes pensées perverses
Par enka
Je me suis dabord demandé si le traducteur avait bien rendu le sens de ce premier principe de Musashi. Que veut dire, au juste, «pensées perverses» ?
Jai trouvé dans le traité les passages suivants qui me paraissent en éclairer le sens :
- "Les samouraïs doivent [...] navoir plus aucun point obscur sur la Voie quils doivent pratiquer, navoir plus aucun égarement desprit, [...] et ainsi navoir aucune ombre. Alors, les nuages de légarement se dissiperont, cest là le vrai ."
- "Conservez un esprit vaste, droit, sans trop de tension ni aucun relâchement, évitez quil soit unilatéral, maintenez-le au juste milieu. [...] Même au plus fort de la mêlée dune bataille, il faut rechercher les vérités de la tactique et bien réfléchir afin datteindre lesprit immobile."
- "Le coup sans pensée, sans aspect [...] en partant du . On rencontre très souvent ce coup. Il faut donc bien lapprendre et sy exercer."
- "[...] on doit posséder un esprit droit et il est important de conserver un esprit dégagé de tout sentiment de faiblesse vis-à-vis de soi-même."
De toute énce, les "pensées perverses" dont parle Musashi sont leffet de ce que lon appelle dans la pensée traditionnelle le mental. Ce mot a la même racine que "menteur". Il sagit en fait des pensées, des émotions, des interprétations, des représentations... de tout ce qui déforme la réalité.
Ce que suggère le mental étant leffet de nos projections représente toujours une vision déformée de la réalité, de ce qui est. Les traducteurs du traité, M. et M. Shibata, font du reste le commentaire suivant : "Le est comparable au firmament purifié de tous les nuages de légarement." Le mot "" revient souvent dans la pensée traditionnelle. Parvenir au "" revient à apaiser, à dominer le mental : le bavardage intérieur alimenté par les pensées, les émotions. Lobjet premier de la méditation est précisément de réduire le fonctionnement du mental, voire de le supprimer. Mais on peut aussi parvenir à calmer le mental dans laction. On y parvient par la concentration de lattention.
Dans la méditation, la concentration de lattention, par exemple sur la respiration ou la répétition dun son (mantra), etc., vise précisément à suspendre le mental. À une étape de lentraînement dans la pratique bouddhique de Vipassana, lobjet de la concentration devient le fonctionnement même du mental : voir les pensées, les émotions, les interprétations, les représentations... Autrement dit, voir les "nuages de légarement" apparaître, disparaître... Cette pratique permet à la longue de dominer le mental et datteindre le qui est comme le "firmament purifié". Or, cette vigilance doit sexercer non seulement dans la pratique de la méditation proprement dite mais aussi dans laction, qui devient ainsi une forme de méditation. La vigilance dans laction sexerce par la concentration de lattention au geste, au mouvement, au corps ici et maintenant.
Atteindre le , cest guérir lesprit en se libérant en particulier de ce que lon appelle parfois la paranoïa sensitive : le "délire" entretenu par la peur dêtre rejeté, par le doute et, en général, par les émotions et les représentations négatives... Ce travail sur soi est dautant plus important que le mental demeure, à mon avis, le plus important facteur de stress.
Telle est la première tâche du guerrier dans laction : atteindre le mental, devenir transparent à lui-même. Autrement dit, parvenir à la conscience dêtre, à ce qui, à larrière-plan, dit : "Je suis".
On trouve dans la tradition bouddhique zen de nombreux textes incontournables, si vous me permettez lexpression, auxquels jaurais pu recourir pour commenter ce premier principe de Musashi. Mais jai préféré faire appel à la réflexion dun Occidental qui a le mérite à mes yeux davoir découvert par lui-même certaines données de base dans la pensée traditionnelle, à loccasion dune recherche personnelle sur les conditions mentales les plus favorables à la pratique dune discipline sportive : le tennis. Ce qui me permet aussi de rattacher la pratique sportive à la tradition des arts martiaux, à la condition que lon pratique les sports dans le même esprit que les arts martiaux.
Depuis quelques années, on trouve dans la plupart des programmes dentraînement des sportifs de compétition la même préoccupation datteindre le . Timothy Gallwey, ancien champion de tennis, parle de cette démarche dans la pratique des sports comme de la découverte du jeu intérieur : "Le joueur découvre le jeu intérieur quand il comprend que ladversaire le plus difficile à vaincre nest pas en face de lui sur le court mais bien dans sa tête. Il constate alors que les réactions de son esprit créent beaucoup plus de difficultés que la vitesse ou la direction des balles. Ses pensées rendent les coups plus difficiles quils ne le sont en réalité. De plus, le joueur saisit que les obstacles mentaux qui lempêchent de bien jouer lempêchent aussi de bien vivre."
Lesprit (en anglais, mind) dont parle ici Gallwey est précisément le mental : les "nuages de légarement". Gallwey, lui, en parle comme des "obstacles mentaux"... Ce sont la peur, le manque de confiance en soi, le blâme, le manque de concentration, lapplication excessive, le manque de volonté de gagner, le perfectionnisme, la timidité, la frustration, la colère, lennui, les attentes et enfin, une formule qui les résume tous, un esprit sans repos... autrement dit, un mental agité.
Le jeu intérieur est donc pour Gallwey "ce qui se passe dans la tête", le dialogue intérieur entre deux aspects du psychisme. Ces deux niveaux, il les appelle respectivement le moi no 1 et le moi no 2. "Le ton de voix du moi no 1 et les qualificatifs quil emploie quand il sadresse au moi no 2 indiquent nettement quils ne se font pas confiance. Leur méfiance atteint souvent un tel niveau que le moi no 1 répète continuellement les mêmes directives : Baisse le bras... baisse le bras... baisse le bras... Il semble persuadé que le moi no 2 ne peut se souvenir de rien." Plus loin il ajoute : "Plus le moi no 1 se méfie du moi no 2, plus il se fait du souci, plus il se sent obligé de donner des directives au corps et plus il doit essayer de provoquer un mouvement correct. Plus le moi no 1 sapplique, plus le corps se contracte et plus il joue mal. Il en résulte un découragement et une frustration qui rendent le jeu désagréable. Ainsi, il devient impossible de réaliser son potentiel." Il sagit donc, comme le suggère Gallwey, de "mettre une muselière au moi no 1." De dominer le mental. "Sans lintervention (du moi no 1) le moi no 2 manifeste un talent qui dépasse nos attentes et que nous avons souvent peur de reconnaître comme étant nôtre."
Dans les sports, on appelle cette approche identifiée depuis peu : "jouer en dehors de sa tête". Cette formule nest pas sans évoquer le titre dun ouvrage de Douglas E. Harding, Vivre sans tête, qui traite aussi du mental.
Cette pratique, qui est millénaire, revient à faire taire lesprit critique et à sen remettre au corps, à le "laisser faire". On parvient alors, comme lont soutenu depuis toujours les maîtres des arts martiaux et, depuis peu, un nombre de plus en plus grand dentraîneurs dans les sports de compétition, à maintenir lattitude juste qui favorise la spontanéité. Sen remettre au corps revient, en définitive, à sen remettre au ça, cest-à-dire à lintelligence instinctive (ce dont je parle plus loin dans le commentaire du principe sept).
Pour se familiariser avec ce concept du mental, il faut savoir quil se produit de lui-même dans toutes les conditions particulièrement exigeantes, dans les moments forts, par exem-ple pendant une descente à skis ou encore... un saut en parachute! Il est ént que lorsque lon est entièrement entraîné dans une action physique exigeante, le mental se trouve suspendu. Cest de là que naît sans doute le sentiment dexaltation que procurent de telles expériences, la conscience se définissant alors dans linstant présent, ici et maintenant. Comme le rappelle Gallwey : "La plupart des joueurs qui écoutent ce qui se passe dans leur tête entendent un dialogue intérieur qui sinterrompt seulement durant leurs rares périodes de concentration intense. Le reste du temps, ce dialogue se poursuit inlassablement." Lentraînement consiste donc à se familiariser avec le fonctionnement du mental afin détendre cette interruption à lensemble de la performance et, éventuellement, de létendre sur le chemin de la sagesse, à toutes les situations de la vie.
Lentraînement que suggère Musashi concerne toutes les disciplines et trouve à sappliquer à toutes les situations de la vie. Cest ainsi que Daisetz Teitaro Suzuki (Essais sur le Bouddhisme Zen - éd. Albin Michel)., qui a été par ses nombreux livres, ses conférences, etc., linitiateur en Occident du bouddhisme zen, écrit à propos de lart du tir à larc, une des disciplines des arts martiaux :
"Dès que nous réfléchissons, délibérons, conceptualisons, linconscience originelle (sic) [Je pense que Suzuki parle ici de linconscient. Une imprécision du traducteur, je suppose...] se perd et une pensée sinterpose. La flèche a quitté la corde, mais elle ne vole pas directement vers la cible, et la cible nest plus où elle est. Le calcul, qui est un faux calcul, sen mêle. Tout le tir à larc en est faussé. Lhomme est bien un roseau pensant mais ses plus grandes uvres se font quand il ne pense ni ne calcule. Il nous faut redevenir comme des enfants par de longues années dentraînement à lart de loubli de soi."
le yoga de la communication
Il sagissait jusquici de conditions où le corps se trouve engagé dans laction. Il est plus difficile datteindre le mental lorsque cest lesprit même qui se voit engagé. Mais je puis témoigner quil est aussi possible, lorsque lesprit est engagé dans laction, de faire taire le moi no 1 pour reprendre lexpression du jeu intérieur de Gallwey. Cette maîtrise, que jexerce inégalement je dois le reconnaître, a fait chez moi lobjet dun entraînement soutenu durant de nombreuses années. Il marrive dailleurs assez souvent aujourdhui, que ce soit pendant une conférence que je prononce ou une émission de radio que janime, de faire taire le moi no 1. Jai du reste observé le même phénomène chez les comédiens, les chanteurs et, en général les gens de spectacle chez qui se produit parfois ce que lon appelle dans le métier un état de grâce. Le résultat est bien meilleur.
Létat dans lequel je me trouve alors est leffet de la production dondes alpha par le cerveau. Jéprouve dans ces conditions un certain enthousiasme qui favorise, par ailleurs, une meilleure participation du public.
Lenthousiasme (État où lhomme, soulevé par une force qui le dépasse, se sent capable de créer. Le Petit Robert.) nest sans doute pas aussi grand que celui ressenti dans les conditions où cest le corps qui se trouve engagé dans laction, mais il nen est pas moins bien réel... La différence entre les deux types dexpérience paraît tenir à ce que, dans le cas où cest le corps qui se trouve engagé, lexpérience prend appui sur linstinct; et que, dans le cas où cest lesprit, lexpérience se traduit plutôt comme un accès direct à lintuition... Jai cependant observé que lattitude juste au plan psychique dépend aussi en partie de la posture du corps. Lorsque lon prend la parole en public, il est approprié de sasseoir, par exemple, sur le bord de son fauteuil, les pieds bien à plat sur le sol, le dos droit; ou encore, si on parle debout, il est avantageux davoir les pieds légèrement écartés, le bassin vers lavant (ce qui facilite la respiration abdominale)... En fait, quelle que soit la position, assise ou debout, il sagit dêtre centré, de trouver un équilibre physique, une certaine stabilité. Curieusement, on parvient éventuellement à se centrer dans nimporte quelle position ou presque. Les animaux ne sont-ils pas toujours bien centrés... sans penser? Et les enfants de même? Deux règles à ne pas oublier : lorsque la position le permet, maintenir le dos droit, plus précisément au niveau de la cinquième vertèbre lombaire, comme si on montait à cheval, la partie supérieure du dos ayant peu dimportance; et adopter le plus possible la respiration abdominale. Ces deux règles sont fondamentales dans la méditation. Il sagit de les appliquer aussi, le plus possible, dans laction. Lattitude juste au plan physique entraîne toujours lattitude juste au plan psychique.
Dans le cas dune performance intellectuelle, je dirais que le mental (le moi no 1 de Gallwey) apparaît comme un bruit au sens où on lentend dans les théories de la communication : "[...] tout phénomène se produisant à loccasion dune communication, qui nappartient pas au message intentionnel émis"; ou encore "une perturbation [...] ayant souvent un caractère erratique, accidentel"
Lorsque le mental se trouve suspendu, le "message intentionnel émis" ne faisant lobjet daucun brouillage, la transmission est claire. Cest ainsi que jen suis venu à considérer la communication orale telle que jai loccasion de la pratiquer, comme une forme de yoga.
les pensées, oui... mais les émotions
À propos du mental, il a surtout été question jusquici des pensées. Mais le mental comprend aussi les émotions; de même que les interprétations, les représentations, etc., qui sont leffet de linteraction des pensées et des émotions. Lentraînement du guerrier exige donc quil intervienne aussi dans la dimension émotionnelle du fonctionnement mental. Mais que lon ne se méprenne pas sur le sens de ce travail. Il ne sagit pas ici de refouler les émotions mais de les prévenir ou de les assumer en pleine conscience.
On trouve dans la tradition des samouraïs une anecdote qui illustre bien limportance du travail sur soi au niveau des émotions. Un samouraï se vit un jour confier la tâche de venger le meurtre de son Shogun. Étant parvenu à trouver lassassin, le guerrier dégaine son sabre et savance lentement vers son adversaire pour en finir. Cest alors que lautre, dans un geste de rage et de désespoir, crache à la face du guerrier! Sur le coup, le guerrier hésite un moment, recule dun pas... puis, curieusement, rengaine son sabre et séloigne! Lautre, encore sous le choc, lui demande alors pourquoi il renonce à le tuer au moment où il na plus quà lever son sabre pour lui trancher la gorge. Et le guerrier de répondre que le crachat lavait mis en colère et que sil lavait tué sous le coup de la colère, ceût été un acte personnel commandé par une émotion et non par lacte impersonnel de vengeance quil était venu accomplir.
Son geste, autrement dit, ne pouvait être accompli quen état de mental : "sans pensée, sans émotion..."
Jai trouvé dans un curieux ouvrage informatif et humoristique, un passage décrivant de façon originale le fonctionnement du mental, sous le titre : "Opacité : le pari".
"De façon générale, le crâne humain se distingue particulièrement bien du hardware informatique par son OPACITÉ. Lhomme a cette caractéristique fondamentale quil peut mentir (ou plus simplement : refuser de parler) : les données, de toute nature, résidant sous son cuir chevelu restent envers et contre tout son jardin secret.
"Jardin secret" : délicieuse expression, forgée par un anonyme qui avait tout compris :
secret (pas besoin de faire un dessin);
jardin (cest un espace mental, où lon fait ce quon veut, et pas seulement conserver des données : je me souviens, je me raconte mes souvenirs, et même des souvenirs à valeur ajoutée (les faits plus quelque chose), je minvente des choses qui pourraient avoir lieu, qui pourraient avoir eu lieu, qui ne pourraient pas avoir lieu mais quil est tellement jouissif de mimaginer quand même, que sais-je encore).
"Cest le véritable trou noir des conceptions, représentations, débats et monologues en tous genres qui germent à plein temps sous la calotte et qui la plupart du temps pour notre plus grand bien y restent."
Je retiens, pour décrire le fonctionnement du mental, lexcellente formule : "valeur ajoutée (les faits plus quelque chose)"...
"Sur le chemin le plus long on avance pas à pas. Réfléchissez-y sans vous hâter. Prenez la pratique de ces règles pour fonction de samouraï. [...]
"Forgez-vous par létude de mille jours et polissez-vous par létude de dix mille jours. Il faut bien y réfléchir."