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samedi 2 juillet 2005

1er principe de Miyamoto Musashi : Éviter toutes pensées perverses

Je me suis d’abord demandé si le traducteur avait bien rendu le sens de ce premier principe de Musashi. Que veut dire, au juste, «pensées perverses» ?

J’ai trouvé dans le traité les passages suivants qui me paraissent en éclairer le sens :

  • "Les samouraïs doivent [...] n’avoir plus aucun point obscur sur la Voie qu’ils doivent pratiquer, n’avoir plus aucun égarement d’esprit, [...] et ainsi n’avoir aucune ombre. Alors, les nuages de l’égarement se dissiperont, c’est là le vrai ‘’."
  • "Conservez un esprit vaste, droit, sans trop de tension ni aucun relâchement, évitez qu’il soit unilatéral, maintenez-le au juste milieu. [...] Même au plus fort de la mêlée d’une bataille, il faut rechercher les vérités de la tactique et bien réfléchir afin d’atteindre l’esprit immobile."
  • "Le coup ‘sans pensée, sans aspect’ [...] en partant du . On rencontre très souvent ce coup. Il faut donc bien l’apprendre et s’y exercer."
  • "[...] on doit posséder un esprit droit et il est important de conserver un esprit dégagé de tout sentiment de faiblesse vis-à-vis de soi-même."

De toute énce, les "pensées perverses" dont parle Musashi sont l’effet de ce que l’on appelle dans la pensée traditionnelle le mental. Ce mot a la même racine que "menteur". Il s’agit en fait des pensées, des émotions, des interprétations, des représentations... de tout ce qui déforme la réalité.

Ce que suggère le mental – étant l’effet de nos projections – représente toujours une vision déformée de la réalité, de ce qui est. Les traducteurs du traité, M. et M. Shibata, font du reste le commentaire suivant : "Le est comparable au firmament purifié de tous les nuages de l’égarement." Le mot "" revient souvent dans la pensée traditionnelle. Parvenir au "" revient à apaiser, à dominer le mental : le bavardage intérieur alimenté par les pensées, les émotions. L’objet premier de la méditation est précisément de réduire le fonctionnement du mental, voire de le supprimer. Mais on peut aussi parvenir à calmer le mental dans l’action. On y parvient par la concentration de l’attention.

Dans la méditation, la concentration de l’attention, par exemple sur la respiration ou la répétition d’un son (mantra), etc., vise précisément à suspendre le mental. À une étape de l’entraînement dans la pratique bouddhique de Vipassana, l’objet de la concentration devient le fonctionnement même du mental : voir les pensées, les émotions, les interprétations, les représentations... Autrement dit, voir les "nuages de l’égarement" apparaître, disparaître... Cette pratique permet à la longue de dominer le mental et d’atteindre le qui est comme le "firmament purifié". Or, cette vigilance doit s’exercer non seulement dans la pratique de la méditation proprement dite mais aussi dans l’action, qui devient ainsi une forme de méditation. La vigilance dans l’action s’exerce par la concentration de l’attention au geste, au mouvement, au corps – ici et maintenant.

Atteindre le , c’est guérir l’esprit en se libérant en particulier de ce que l’on appelle parfois la paranoïa sensitive : le "délire" entretenu par la peur d’être rejeté, par le doute et, en général, par les émotions et les représentations négatives... Ce travail sur soi est d’autant plus important que le mental demeure, à mon avis, le plus important facteur de stress.

Telle est la première tâche du guerrier dans l’action : atteindre le mental, devenir transparent à lui-même. Autrement dit, parvenir à la conscience d’être, à ce qui, à l’arrière-plan, dit : "Je suis".

On trouve dans la tradition bouddhique zen de nombreux textes incontournables, si vous me permettez l’expression, auxquels j’aurais pu recourir pour commenter ce premier principe de Musashi. Mais j’ai préféré faire appel à la réflexion d’un Occidental qui a le mérite à mes yeux d’avoir découvert par lui-même certaines données de base dans la pensée traditionnelle, à l’occasion d’une recherche personnelle sur les conditions mentales les plus favorables à la pratique d’une discipline sportive : le tennis. Ce qui me permet aussi de rattacher la pratique sportive à la tradition des arts martiaux, à la condition que l’on pratique les sports dans le même esprit que les arts martiaux.

Depuis quelques années, on trouve dans la plupart des programmes d’entraînement des sportifs de compétition la même préoccupation d’atteindre le . Timothy Gallwey, ancien champion de tennis, parle de cette démarche dans la pratique des sports comme de la découverte du jeu intérieur : "Le joueur découvre le jeu intérieur quand il comprend que l’adversaire le plus difficile à vaincre n’est pas en face de lui sur le court mais bien dans sa tête. Il constate alors que les réactions de son esprit créent beaucoup plus de difficultés que la vitesse ou la direction des balles. Ses pensées rendent les coups plus difficiles qu’ils ne le sont en réalité. De plus, le joueur saisit que les obstacles mentaux qui l’empêchent de bien jouer l’empêchent aussi de bien vivre."

L’esprit (en anglais, mind) dont parle ici Gallwey est précisément le mental : les "nuages de l’égarement". Gallwey, lui, en parle comme des "obstacles mentaux"... Ce sont la peur, le manque de confiance en soi, le blâme, le manque de concentration, l’application excessive, le manque de volonté de gagner, le perfectionnisme, la timidité, la frustration, la colère, l’ennui, les attentes et enfin, une formule qui les résume tous, un esprit sans repos... autrement dit, un mental agité.

Le jeu intérieur est donc pour Gallwey "ce qui se passe dans la tête", le dialogue intérieur entre deux aspects du psychisme. Ces deux niveaux, il les appelle respectivement le moi no 1 et le moi no 2. "Le ton de voix du moi no 1 et les qualificatifs qu’il emploie quand il s’adresse au moi no 2 indiquent nettement qu’ils ne se font pas confiance. Leur méfiance atteint souvent un tel niveau que le moi no 1 répète continuellement les mêmes directives : ‘Baisse le bras... baisse le bras... baisse le bras...’ Il semble persuadé que le moi no 2 ne peut se souvenir de rien." Plus loin il ajoute : "Plus le moi no 1 se méfie du moi no 2, plus il se fait du souci, plus il se sent obligé de donner des directives au corps et plus il doit ‘essayer’ de provoquer un mouvement correct. Plus le moi no 1 s’applique, plus le corps se contracte et plus il joue mal. Il en résulte un découragement et une frustration qui rendent le jeu désagréable. Ainsi, il devient impossible de réaliser son potentiel." Il s’agit donc, comme le suggère Gallwey, de "mettre une muselière au moi no 1." De dominer le mental. "Sans l’intervention (du moi no 1) le moi no 2 manifeste un talent qui dépasse nos attentes et que nous avons souvent peur de reconnaître comme étant nôtre."

Dans les sports, on appelle cette approche identifiée depuis peu : "jouer en dehors de sa tête". Cette formule n’est pas sans évoquer le titre d’un ouvrage de Douglas E. Harding, Vivre sans tête, qui traite aussi du mental.

Cette pratique, qui est millénaire, revient à faire taire l’esprit critique et à s’en remettre au corps, à le "laisser faire". On parvient alors, comme l’ont soutenu depuis toujours les maîtres des arts martiaux et, depuis peu, un nombre de plus en plus grand d’entraîneurs dans les sports de compétition, à maintenir l’attitude juste qui favorise la spontanéité. S’en remettre au corps revient, en définitive, à s’en remettre au ça, c’est-à-dire à l’intelligence instinctive (ce dont je parle plus loin dans le commentaire du principe sept).

Pour se familiariser avec ce concept du mental, il faut savoir qu’il se produit de lui-même dans toutes les conditions particulièrement exigeantes, dans les moments forts, par exem-ple pendant une descente à skis ou encore... un saut en parachute! Il est ént que lorsque l’on est entièrement entraîné dans une action physique exigeante, le mental se trouve suspendu. C’est de là que naît sans doute le sentiment d’exaltation que procurent de telles expériences, la conscience se définissant alors dans l’instant présent, ici et maintenant. Comme le rappelle Gallwey : "La plupart des joueurs qui écoutent ce qui se passe dans leur tête entendent un dialogue intérieur qui s’interrompt seulement durant leurs rares périodes de concentration intense. Le reste du temps, ce dialogue se poursuit inlassablement." L’entraînement consiste donc à se familiariser avec le fonctionnement du mental afin d’étendre cette interruption à l’ensemble de la performance et, éventuellement, de l’étendre sur le chemin de la sagesse, à toutes les situations de la vie.

L’entraînement que suggère Musashi concerne toutes les disciplines et trouve à s’appliquer à toutes les situations de la vie. C’est ainsi que Daisetz Teitaro Suzuki (Essais sur le Bouddhisme Zen - éd. Albin Michel)., qui a été par ses nombreux livres, ses conférences, etc., l’initiateur en Occident du bouddhisme zen, écrit à propos de l’art du tir à l’arc, une des disciplines des arts martiaux :

"Dès que nous réfléchissons, délibérons, conceptualisons, l’inconscience originelle (sic) [Je pense que Suzuki parle ici de l’inconscient. Une imprécision du traducteur, je suppose...] se perd et une pensée s’interpose. La flèche a quitté la corde, mais elle ne vole pas directement vers la cible, et la cible n’est plus où elle est. Le calcul, qui est un faux calcul, s’en mêle. Tout le tir à l’arc en est faussé. L’homme est bien un roseau pensant mais ses plus grandes œuvres se font quand il ne pense ni ne calcule. Il nous faut redevenir ‘comme des enfants’ par de longues années d’entraînement à l’art de l’oubli de soi."

le yoga de la communication

Il s’agissait jusqu’ici de conditions où le corps se trouve engagé dans l’action. Il est plus difficile d’atteindre le mental lorsque c’est l’esprit même qui se voit engagé. Mais je puis témoigner qu’il est aussi possible, lorsque l’esprit est engagé dans l’action, de faire taire le moi no 1 – pour reprendre l’expression du jeu intérieur de Gallwey. Cette maîtrise, que j’exerce inégalement je dois le reconnaître, a fait chez moi l’objet d’un entraînement soutenu durant de nombreuses années. Il m’arrive d’ailleurs assez souvent aujourd’hui, que ce soit pendant une conférence que je prononce ou une émission de radio que j’anime, de faire taire le moi no 1. J’ai du reste observé le même phénomène chez les comédiens, les chanteurs et, en général les gens de spectacle chez qui se produit parfois ce que l’on appelle dans le métier un état de grâce. Le résultat est bien meilleur.

L’état dans lequel je me trouve alors est l’effet de la production d’ondes alpha par le cerveau. J’éprouve dans ces conditions un certain enthousiasme qui favorise, par ailleurs, une meilleure participation du public.

L’enthousiasme (État où l’homme, soulevé par une force qui le dépasse, se sent capable de créer. Le Petit Robert.) n’est sans doute pas aussi grand que celui ressenti dans les conditions où c’est le corps qui se trouve engagé dans l’action, mais il n’en est pas moins bien réel... La différence entre les deux types d’expérience paraît tenir à ce que, dans le cas où c’est le corps qui se trouve engagé, l’expérience prend appui sur l’instinct; et que, dans le cas où c’est l’esprit, l’expérience se traduit plutôt comme un accès direct à l’intuition... J’ai cependant observé que l’attitude juste au plan psychique dépend aussi en partie de la posture du corps. Lorsque l’on prend la parole en public, il est approprié de s’asseoir, par exemple, sur le bord de son fauteuil, les pieds bien à plat sur le sol, le dos droit; ou encore, si on parle debout, il est avantageux d’avoir les pieds légèrement écartés, le bassin vers l’avant (ce qui facilite la respiration abdominale)... En fait, quelle que soit la position, assise ou debout, il s’agit d’être centré, de trouver un équilibre physique, une certaine stabilité. Curieusement, on parvient éventuellement à se centrer dans n’importe quelle position ou presque. Les animaux ne sont-ils pas toujours bien centrés... sans penser? Et les enfants de même? Deux règles à ne pas oublier : lorsque la position le permet, maintenir le dos droit, plus précisément au niveau de la cinquième vertèbre lombaire, comme si on montait à cheval, la partie supérieure du dos ayant peu d’importance; et adopter le plus possible la respiration abdominale. Ces deux règles sont fondamentales dans la méditation. Il s’agit de les appliquer aussi, le plus possible, dans l’action. L’attitude juste au plan physique entraîne toujours l’attitude juste au plan psychique.

Dans le cas d’une performance intellectuelle, je dirais que le mental (le moi no 1 de Gallwey) apparaît comme un bruit au sens où on l’entend dans les théories de la communication : "[...] tout phénomène se produisant à l’occasion d’une communication, qui n’appartient pas au message intentionnel émis"; ou encore "une perturbation [...] ayant souvent un caractère erratique, accidentel"

Lorsque le mental se trouve suspendu, le "message intentionnel émis" ne faisant l’objet d’aucun brouillage, la transmission est claire. C’est ainsi que j’en suis venu à considérer la communication orale telle que j’ai l’occasion de la pratiquer, comme une forme de yoga.

les pensées, oui... mais les émotions

À propos du mental, il a surtout été question jusqu’ici des pensées. Mais le mental comprend aussi les émotions; de même que les interprétations, les représentations, etc., qui sont l’effet de l’interaction des pensées et des émotions. L’entraînement du guerrier exige donc qu’il intervienne aussi dans la dimension émotionnelle du fonctionnement mental. Mais que l’on ne se méprenne pas sur le sens de ce travail. Il ne s’agit pas ici de refouler les émotions mais de les prévenir ou de les assumer en pleine conscience.

On trouve dans la tradition des samouraïs une anecdote qui illustre bien l’importance du travail sur soi au niveau des émotions. Un samouraï se vit un jour confier la tâche de venger le meurtre de son Shogun. Étant parvenu à trouver l’assassin, le guerrier dégaine son sabre et s’avance lentement vers son adversaire pour en finir. C’est alors que l’autre, dans un geste de rage et de désespoir, crache à la face du guerrier! Sur le coup, le guerrier hésite un moment, recule d’un pas... puis, curieusement, rengaine son sabre et s’éloigne! L’autre, encore sous le choc, lui demande alors pourquoi il renonce à le tuer au moment où il n’a plus qu’à lever son sabre pour lui trancher la gorge. Et le guerrier de répondre que le crachat l’avait mis en colère et que s’il l’avait tué sous le coup de la colère, c’eût été un acte personnel commandé par une émotion et non par l’acte impersonnel de vengeance qu’il était venu accomplir.

Son geste, autrement dit, ne pouvait être accompli qu’en état de mental : "sans pensée, sans émotion..."

J’ai trouvé dans un curieux ouvrage informatif et humoristique, un passage décrivant de façon originale le fonctionnement du mental, sous le titre : "Opacité : le pari".

"De façon générale, le crâne humain se distingue particulièrement bien du hardware informatique par son OPACITÉ. L’homme a cette caractéristique fondamentale qu’il peut mentir (ou plus simplement : refuser de parler) : les données, de toute nature, résidant sous son cuir chevelu restent envers et contre tout son jardin secret.

"Jardin secret" : délicieuse expression, forgée par un anonyme qui avait tout compris :

– secret (pas besoin de faire un dessin);

– jardin (c’est un espace mental, où l’on fait ce qu’on veut, et pas seulement conserver des données : je me souviens, je me raconte mes souvenirs, et même des souvenirs à valeur ajoutée (les faits plus quelque chose), je m’invente des choses qui pourraient avoir lieu, qui pourraient avoir eu lieu, qui ne pourraient pas avoir lieu mais qu’il est tellement jouissif de m’imaginer quand même, que sais-je encore).

"C’est le véritable trou noir des conceptions, représentations, débats et monologues en tous genres qui germent à plein temps sous la calotte et qui – la plupart du temps pour notre plus grand bien – y restent."

Je retiens, pour décrire le fonctionnement du mental, l’excellente formule : "valeur ajoutée (les faits plus quelque chose)"...

"Sur le chemin le plus long on avance pas à pas. Réfléchissez-y sans vous hâter. Prenez la pratique de ces règles pour fonction de samouraï. [...]

"Forgez-vous par l’étude de mille jours et polissez-vous par l’étude de dix mille jours. Il faut bien y réfléchir."

Extract from radio-canada.ca

La technique de méditation en marchant

La technique de méditation en marchant que je vous propose est relativement simple et d'une grande efficacité. Elle repose sur la différence entre

  • voir (l'ensemble)
  • et regarder (un point en particulier).

Elle consiste simplement à voir plutôt qu'à regarder. Mais il s'agit en fait d'exercer un contrôle non pas sur la vue – qui assure toujours à la fois les deux fonctions : voir et regarder – mais sur l'attention.

Cette technique consiste à élargir l'attention à l'ensemble de ce qui est perçu, donc à ce qui est vu plutôt que de la restreindre à ce qui est regardé. Autrement dit, pour employer un langage plus technique, il s'agit de dissocier l'attention de la vision restreinte assurée par la fovea centralis (et, relativement, par la macula oblongata) pour l'investir dans le champ visuel élargi, en fonction de la vision périphérique.

Je connais, pour l'avoir pratiquée, la technique inspirée du Vipassana (technique bouddhique de méditation) qui consiste, pendant la marche ralentie, à être attentif au moindre mouvement du corps. Mais j'étais à la recherche d'une technique qui permettrait, pendant la marche normale, d'apaiser le fonctionnement du mental, de favoriser la conscience du corps de même que la présence à soi.

Ce qu'il faut savoir sur la vue

Pour l'exposé qui suit, je m'inspire des notes de cours que j'ai donnés pendant plusieurs années en communication à l'Université McGill, dont certains portaient sur la perception sensorielle.

La vision se définit à trois niveaux:

La fovea: zone restreinte où la vision est la plus nette, mais de 3º à 4º seulement, qui permet de focaliser.

La macula: zone où la vision est moins nette que celle de la fovea, mais de 12º à 15º en largeur et de 15º à 18º en hauteur, et de forme ovoïde.

La vision périphérique: zone où la vision est encore moins nette, mais dont le champ est d'environ 160º à 180º.

La perception au niveau de la fovea et de la macula est assurée par les cônes qui permettent de percevoir la forme et les couleurs; alors que la perception au niveau de la vision périphérique est assurée par les bâtonnets qui permettent de percevoir le mouvement. Ce dernier point est important dans la mesure où la perception du mouvement n'est pas que visuelle mais aussi de nature spatiale, donc associée à l'expérience tactile. La vision périphérique contribue donc aussi à se percevoir dans l'environnement.

Les différents niveaux de perception visuelle font l'objet d'un collage par le cerveau, ce qui donne l'impression d'une expé-rience unifiée.

Comme on le voit, il s'agit d’une question complexe. Je ne vais retenir pour la suite de cet exposé que les informations démontrant la différence entre la perception visuelle assurée par la fovea (et la macula) – regarder – et celle qui est assurée par la vision périphérique – voir.

Afin de bien saisir cette différence, il est capital d'en faire soi-même l'expérience. Je vous suggère donc de constater

a) que la vision focalisée, assurée surtout par la fovea, est restreinte : il suffit de regarder un objet, qu'il soit proche ou éloigné, pour constater qu'on n'en perçoit avec netteté qu'une toute petite partie;

b) et qu'il est possible de prendre conscience de la vision périphérique en élargissant le champ de l'attention des deux côtés à la fois sans bouger les yeux.

Telle est, en somme, la différence entre regarder – vision restreinte et voir – vision élargie.

Et telle est, par ailleurs, la différence au niveau de l'expérience visuelle entre l'attention active – regarder; et l'attention passive – voir.

Regarder est donc associé à l'attention active; voir, à l'attention passive.

Deux expressions, en langue anglaise, rendent particulièrement bien la différence entre l'attention active: "to be conscious of", et l'attention passive: "to be aware of".

Je viens d'en faire encore une fois l'expérience. J'ai d'abord levé les yeux pour regarder une fleur qui se trouve dans un vase sur ma table de travail; puis, sans cesser de regarder cette fleur, j'ai élargi le champ de mon attention en fonction de la vision périphérique, de façon à voir d'un côté la porte et de l'autre la fenêtre, devenant ainsi conscient – mais au sens anglais de "aware" – de la totalité du champ visuel.

Méditer en marchant consiste précisément à élargir le champ de l'attention en fonction de la vision périphérique : donc, à voir plutôt qu'à regarder, passant ainsi de l'attention active à l'attention passive.

Or, chaque fois que j'élargis ainsi le champ de l'attention, passant de l'attention active à l'attention passive, je constate :

que l'environnement ne me paraît plus être à l'extérieur de moi, mais que je me perçois, au contraire, à l'intérieur – augmentant ainsi mon sentiment de participation;

qu’il m'est plus facile, lorsque mon attention correspond à la vision périphérique, de prendre conscience de mon corps, de ma présence ici et maintenant, et d'être conscient de moi-même, conscient d'être;

enfin, qu'il m'est plus facile, aussi, d'apaiser le fonctionnement du mental : dans la mesure où l'attention passive est soutenue, "ça" cesse de parler dans ma tête...

Élargir le champ de l'attention en fonction de la vision périphérique représente donc, à toutes fins utiles, une technique de méditation.

Lorsque l'expérience visuelle s'apparente à l'expérience audio-tactile

Passer de l'attention active, correspondant à la vision de la fovea, à l'attention passive, correspondant à la vision périphérique, entraîne une modification au niveau même de la perception sensorielle : l'expérience que l'on fait de l'environnement et de sa relation à l'environnement n'est plus à proprement parler de nature visuelle, bien qu'elle soit déterminée par la vue, mais, relativement, de nature audio-tactile.

Je m'explique :

Lorsque je regarde, je me perçois à l'extérieur de ce que je regarde – depuis un point de vue; mais, au contraire, lorsque je vois, je me perçois à l'intérieur de ce que je vois.

Regarder particularise, détache l'observateur de l'objet observé; voir généralise, globalise, rattache l'observateur à l'environnement.

Voir est, par rapport à regarder, comme entendre, par rapport à écouter.

Je suis à l'intérieur de ce que j'entends. Je participe de ce que j'entends. De même, je suis à l'intérieur de ce que je vois. Je participe de ce que je vois.

Or, dans la mesure où, dans l'expérience de voir, l'oeil n'est plus actif mais devient passif, où l'attention elle-même n'est plus active mais passive, où l'observateur ne se perçoit plus à l'extérieur mais à l'intérieur de l'environnement, l'expérience visuelle s'apparente alors à l'expérience audio-tactile. Et c'est pourquoi d'ailleurs il suffit de passer de l'attention active à l'attention passive pour qu'il soit relativement facile de prendre conscience de son corps dans l'environnement, de sa présence ici et maintenant – de devenir conscient d'être.

Pour plus de précisions sur la différence entre l'univers du visuel et celui de l'audio-tactile, voir: le toucher

Une expérience de biofeedback

Il y a quelques années, un ami neurologue m'a invité à faire une expérience de biofeedback dans son laboratoire.

Cette expérience m'a permis de constater que, lorsqu'on passe de l'attention active (regarder) à l'attention passive (voir), les ondes émises par le cerveau vont du tracé bêta, associé à l'état d'éveil et à la conscience ordinaire, au tracé alpha, associé à la relaxation, à la méditation et à la créativité.

Raccordé à un électroencéphalographe (EEG), je devais m'entraîner à exercer un contrôle sur les états favorables à l'émission d'ondes alpha par le cerveau. L'expérience consistait à identifier ces états afin de pouvoir ensuite les recréer, suscitant ainsi à volonté l'émission d'ondes alpha.

Après avoir fait les expériences habituelles : fermer les yeux, me relaxer, suspendre le fonctionnement du mental..., avec le résultat escompté, je me suis mis à modifier le champ de mon attention, les yeux fermés mais comme s'ils étaient ouverts, passant ainsi de l'attention active, correspondant à la vision restreinte de la fovea, à l'attention passive, correspondant à la vision périphérique. Or, chaque fois que mon attention corres-pondait au champ élargi de la vision périphérique, mon cerveau émettait surtout des ondes alpha – ce qui était dans l'ordre des choses puisque j'avais les yeux fermés; mais chaque fois que mon attention correspondait à la vision restreinte de la fovea – et bien que j'eusse les yeux fermés – mon cerveau émettait surtout des ondes bêta...

Voulant pousser plus loin l'expérience, je me suis alors appliqué à restreindre et à élargir alternativement le champ de l'attention, mais cette fois les yeux ouverts. Le résultat de cette variante me parut encore plus significatif : bien que rien ne permît aux observateurs de constater une modification au niveau de mon attention, allant de l'attention active à l'attention passive, autrement dit, passant de la vision restreinte de la fovea au champ élargi de la vision périphérique, mon cerveau émettait davantage d'ondes alpha.

J'en conclus que, même si on a les yeux fermés, lorsque l'attention correspond à la vision restreinte de la fovea, le cerveau émet davantage d'ondes bêta; mais que, par ailleurs, même si on a les yeux ouverts ou, de préférence, entrouverts, lorsque l'attention correspond au champ élargi de la vision périphérique, le cerveau émet davantage d'ondes alpha.

Ce qui revient à dire que le fait d'émettre des ondes bêta ou alpha ne découle pas seulement de ce qu'on a les yeux ouverts ou fermés; mais qu'il est possible de modifier les tracés, selon que l'attention est active ou passive, et ce, que l'on ait les yeux ouverts ou fermés...

Cette expérience de biofeedback m'a donc appris qu'il est possible d'émettre des ondes alpha les yeux ouverts, et encore davantage les yeux entrouverts, à la condition d'élargir l'attention en fonction de la vision périphérique. Ce qui revient à dire que, ce faisant, on se trouve en état de méditation.

C'est sur cette observation que repose la technique de méditation en marchant que je suggère.

En résumé, il s'agit de voir plutôt que de regarder, en élargissant le champ de l'attention en fonction de la vision périphérique; et de garder ainsi l'attention passive.

De la pratique du ZAZEN...

Dans la pratique de zazen – la méditation dans la tradition du bouddhisme zen – on accorde la plus grande importance à la posture qui, à une étape, devient l'objet même de la concentration. La méditation prend alors appui sur la conscience du corps dans l'environnement, une expérience essentiellement tactile. Je crois nécessaire de rappeler ici que le sens du toucher est complexe par définition : il comprend, entre autres, le sens musculaire qui permet de percevoir la position du corps, autrement dit de se percevoir dans l'environnement.

Il se trouve, par ailleurs, que zazen se pratique les yeux entrouverts, ou plus précisément, comme l'écrit Marc de Smedt : "... le regard mi-clos, mi-intérieur, mi-extérieur" – formule très heureuse. Il s'agit ici, en effet, de restreindre la vue et d'étendre le champ de l'attention devenue passive, en fonction de la vision périphérique, ce qui a pour effet, comme on l'a vu plus haut, de favoriser la perception audio-tactile et tout ce qu'elle implique : la conscience du corps, la présence à soi ici et maintenant, la conscience d'être... Autrement dit, de tourner le regard vers l'intérieur, vers le sujet.

Je n’arrive plus à me souvenir où j'ai lu que les myopes... – si vous me permettez cette digression qui n'est peut-être pas sans rapport – ...les myopes, donc, sont en général plus "sensuels": audio-tactiles, par la force des choses! Un ami – myope, comme on va le voir – à qui je communiquais, avec un certain sourire, cette ‘tautologie’ m'assura avec chaleur qu'il en était bien ainsi pour la raison que les myopes, ne parvenant pas à voir le monde distinctement, chercheraient à en confirmer la réalité par le toucher...

De là à se demander dans quelle mesure les myopes, audio-tactiles par définition, n'auraient pas une meilleure image de leur corps? Peut-être aussi une meilleure conscience de leur corps? Est-il permis de penser que les myopes auraient plus de facilité... à développer la 'présence à soi'? Ces questions, je le sens bien, me portent à me laisser dériver...

Il n'y a pas de doute, en effet, que restreindre la vue, soit en fermant les yeux, soit en les gardant mi-clos, soit même en déplaçant l'attention en fonction de voir plutôt que de regarder, favorise la perception audio-tactile qui, à son tour, favorise la conscience du corps, qui favorise la présence à soi et la conscience d'être... Pour délirante que puisse paraître cette audacieuse association, elle n'en est pas moins confirmée par les travaux de l'anthropologue canadien Edmund Carpenter, longtemps associé à ceux de Marshall McLuhan, sur la perception sensorielle et la communication, et qui est absolument formel sur ce point: restreindre le sens de la vue – ce que faisaient, selon lui, les jeunes hippies de l'époque, devenant ainsi des audio-tactiles en conflit avec leurs parents, visuels – a pour effet d'intérioriser la perception qui, de l'objet (extérieur) se tourne vers le sujet (intérieur); a même pour effet de l’orientaliser – l'expression est de lui. C'est à quoi je pensais chaque fois qu’il m'a été donné, depuis, de découvrir des photos de Maîtres spirituels d'Orient nous les montrant les yeux mi-clos. Ces Maîtres sont, de toute énce, des audio-tactiles: pour eux la réalité n'est pas à l'extérieur mais à l'intérieur; leur conscience n'est pas tournée vers l'objet à l'extérieur d'eux-mêmes, mais vers le sujet à l'intérieur, et leur démarche vise à développer la présence à soi, la conscience d'être – principe de la réalisation du Soi.

... à la tradition des arts martiaux

J'ai aussi trouvé la confirmation de cette observation dans les arts martiaux.

La différence entre voir et regarder est même l'une des règles du Bushido définies par le grand Maître japonais Miyamoto Musashi, dont il nous est sans doute possible, parvenus à cette étape de notre démarche, de mieux saisir la portée.

"Les samouraïs doivent (...) aiguiser les deux fonctions de leurs yeux : voir et et ainsi n'avoir aucune ombre. (...) La position doit permettre de voir largement et vastement. Entre voir et regarder, voir est plus important que regarder. L'essentiel dans la tactique est de voir ce qui est éloigné comme si c'était proche et de voir ce qui est proche comme si c'était éloigné. L'important dans la tactique est de connaître le sabre de l'adversaire, mais de ne pas regarder du tout ce sabre adverse. Méditez bien là-dessus. Cette position des yeux convient aussi bien dans la tactique du simple duel que dans une bataille. (...) Le premier point est de savoir regarder de côté sans bouger les pupilles. Toutes ces positions ne peuvent être acquises d'un seul coup dans les moments d’urgence. Donc, ayez bien en tête tout ce que j'ai écrit jusqu’ici, gardez bien cette position des yeux dans la vie quotidienne et en toutes occasions ne modifiez pas la position de vos yeux. Réfléchissez bien à tout cela."

Il n'y a pas de doute que Musashi parle bien ici de la même chose. Lorsqu'il dit : "Voir est plus important que regarder...", il ne peut s'agir que de la différence entre la vision restreinte de la fovea (regarder) et la vision périphérique (voir).

Telle est, en somme, la technique de la méditation en marchant.

Une partie l'enseignement de Gurdjieff est communiquée dans le livre de Peter Ouspensky, Fragments d'un enseignement inconnu (éd. Stock). On peut aussi trouver aujourd'hui des 'groupes Gurdjieff' qui diffusent son enseignement.

Une technique de rappel à soi

Cela nous amène aux techniques de rappel à soi de George I. Gurdjieff, qui visent à éveiller la conscience d'être. Car nous sommes rarement conscients de nous-mêmes. Le plus souvent, nous nous définissons au niveau de la conscience ordinaire, sans être conscients d'être.

Aux techniques de rappel à soi qu'on trouve d'ailleurs non seulement chez Gurdjieff mais, comme je devais aussi le découvrir, dans d'autres écoles de sagesse, je suggère d'ajouter celle que j’ai tenté de définir dans cet exposé.

En résumé, cette technique peut se ramener à la formule que j'ai proposée au début : dissocier l'attention de la vision restreinte de la fovea (regarder) et l'investir dans le champ élargi de la vision périphérique (voir).

J'estime, pour en avoir souvent fait l'expérience, qu'elle est d'une très grande efficacité... à propos d'efficacité, il est peut-être utile que je parle brièvement, en terminant, du rôle de la respiration. Je suggère, au moment d'élargir l'attention à la vision périphérique, d'inspirer lentement, puis d'expirer plus rapidement. L'inspiration favorise la concentration, alors que l'expiration entraîne souvent une diffusion de l'attention. Comme en témoigne un des principes de la lecture rapide : on retient mieux... ce qu'on inspire! C'est la raison, du moins je le suppose, pour laquelle, dans certaines pratiques méditatives, celle de zazen en particulier, on demande de mettre plutôt l'accent sur l'expiration – afin sans doute de compenser la tendance à la diffusion de l'attention, parvenant ainsi à une concentration plus égale. Mais il demeure que chaque fois qu'on a du mal à concentrer son attention, il faut s'appuyer sur l'inspiration, le temps de reprendre le contrôle de la concentration, pour ensuite s'appuyer au contraire sur l'expiration, ce qui rend la concentration plus stable.

Voir, c'est la technique de méditation que j'associe plus particulièrement à la marche, mais qui trouve aussi à s'appliquer à peu près à toutes les situations de la vie.

Extract from radio-canada.ca

8ème principe de Miyamoto Musashi : Prêter attention au moindre détail

Contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier abord, l’attention au moindre détail, que suggère Musashi, suppose qu’il faut avoir une vue d’ensemble et non pas s’attacher à chaque détail en particulier. C’est ce qui ressort de la distinction qu’il fait dans son traité entre voir et regarder : "Entre voir et regarder, voir est plus important que regarder."

• voir, c’est précisément élargir l’attention à l’ensemble – ce qui correspond à la vision passive;
• regarder, c’est au contraire focaliser l’attention sur un détail – ce qui correspond à la vision active.

Musashi précise : "Ce qui est important, c’est que dans cette Voie, on ne peut devenir expert en la tactique sans avoir une vue directe et vaste... [...] La position doit permettre de voir largement et vastement. Entre voir et regarder, voir est plus important que regarder. L’essentiel dans la tactique est de voir ce qui est éloigné comme si c’était proche et de voir ce qui est proche comme si c’était éloigné. L’important dans la tactique est de connaître le sabre de l’adversaire, mais de ne pas regarder du tout ce sabre adverse. Méditez bien là-dessus. Cette position des yeux convient aussi bien dans la tactique du simple duel que dans une bataille."

Méditer en marchant

Les recherches sur la perception sensorielle, que j’ai poursuivies à l’époque où j’étais professeur en communication à l’Université McGill, m’ont amené à concevoir une technique de méditation qui repose précisément sur la différence entre voir (l’ensemble) et regarder (un point en particulier).

Cette technique consiste simplement à s’entraîner à voir plutôt qu’à regarder (comme le suggère Musashi, que j’ai découvert beaucoup plus tard). Mais il s’agit dans cette pratique de maîtriser non pas la vue – qui assure toujours à la fois les deux fonctions : voir et regarder – mais l’attention. Autrement dit, pour employer le langage de la physiologie, de dissocier l’attention de la vision restreinte assurée par la fovea centralis (et, relativement, par la macula oblongata) pour l’investir dans le champ visuel élargi que propose la vision périphérique.

Je devais trouver chez Musashi la confirmation de cette pratique : "Le premier point est de savoir regarder de côté sans bouger les pupilles." Ce qui revient à investir l’attention dans le champ visuel élargi que propose la vision périphérique.

Afin de bien saisir la différence entre voir et regarder, il faut en faire soi-même l’expérience. Je vous suggère donc de constater :

• que la vision focalisée, assurée surtout par la fovea, est restreinte : il suffit de regarder un objet, qu’il soit proche ou éloigné, pour constater qu’on n’en perçoit avec netteté qu’une toute petite partie;

• qu’il est possible de prendre conscience de la vision périphérique en élargissant le champ de l’attention des deux côtés à la fois sans bouger les yeux.

Telle est, en somme, la différence entre voir – la vision élargie; et regarder – la vision restreinte.

Telle est aussi, en ce qui concerne l’expérience visuelle, la différence entre l’attention passive (voir) et l’attention active (regarder).

C’est sur cette pratique que repose la méditation en marchant : sur le fait d’élargir le champ de l’attention en fonction de la vision périphérique de façon à voir plutôt qu’à regarder.

Chaque fois que j’élargis le champ de l’attention, passant ainsi de l’attention active à l’attention passive, je constate :

• que l’environnement ne m’apparaît plus à l’extérieur de moi, mais que je me perçois au contraire à l’intérieur – ce qui augmente mon sentiment de participation;

• qu’il m’est plus facile, lorsque mon attention correspond à la vision périphérique, de prendre conscience de mon corps, de ma présence ici et maintenant, et d’être conscient de moi-même, conscient d’être;

• qu’il m’est aussi plus facile d’apaiser le fonctionnement du mental : dans la mesure, en effet, où l’attention passive est soutenue, "ça" cesse de parler dans ma tête.

Élargir le champ de l’attention en fonction de la vision périphérique, autrement dit voir au lieu de regarder, représente donc, à toutes fins utiles, une technique de méditation.

Cette technique de méditation, que j’associe plus spécialement à la marche, trouve aussi à s’appliquer dans de nombreux domaines, notamment dans certains sports. Chaque fois que l’on étend l’attention à la vision périphérique, non seulement on a une vue d’ensemble mais on exerce une maîtrise sur le mental. Le bavardage (du moi no 1 de Gallwey) se trouve alors suspendu. Cette pratique exige un entraînement. Comme le souligne Musashi : "Cette position ne peut être acquise d’un seul coup dans les moments d’urgence. Donc, ayez bien en tête tout ce que j’ai écrit jusqu’ici, gardez bien cette position des yeux dans la vie quotidienne et en toutes occasions ne modifiez pas la position de vos yeux."

Avoir l’œil américain...

Dans le court essai que j’ai consacré à cette technique de méditation, j’ai souligné que l’on trouve aussi cette pratique dans la tradition amérindienne.

Je devais en avoir la confirmation dans l’ouvrage de Pierre Morency, ouvrage qui réunit les textes de ses entretiens radiophoniques, à la radio FM de Radio-Canada, sur la nature du Nouveau Monde :

"Ce premier soir du vrai printemps nous avait, mon voisin et moi, sortis de nos logis, comme tant d’autres du quartier qui processionnaient, en souliers légers, tête nue. L’air était grisant; voitures et motos se déchaînaient. Les promeneurs qui nous frôlaient devaient bien se demander ce qui nous tenait ainsi dans l’extase, mais personne ne s’est arrêté, personne n’a tendu l’oreille vers cette plénitude qui montait en musique du fond d’un petit jardin clôturé. Personne non plus n’a levé la tête vers le ciel où criaient, bien en vue, deux engoulevents en chasse.

– En fait, dit mon voisin, il faudrait avoir des yeux et des oreilles tout le tour de la tête !
– Cela s’appelle : avoir l’œil américain...

"Cette locution, qui n’a pas fait souche au Québec, même chez les lettrés, est entrée dans la langue française au moment où nos cousins des ‘vieux pays’ se sont pris d’engouement pour la vie des Indiens à travers les romans de Fenimore Cooper. Les Amérindiens n’ont-ils pas la réputation, à cause de leur vie libre et de leurs habitudes forestières, d’avoir les sens si aiguisés qu’ils peuvent ‘apercevoir sans détourner la tête aussi bien ce qui se passe à droite et à gauche que ce qui se présente devant eux’? Avoir l’œil américain, n’est-ce pas également se pourvoir de l’aptitude à entendre ce que nous écoutons, à voir ce qui est derrière quand on regarde devant? C’est en tout cas le sens que je prêtais à cette formule quand je l’ai choisie, il y a quelques années, pour servir de titre à une série d’entretiens radiophoniques où je prenais plaisir à conduire mes auditeurs dans la nature du Nouveau Monde."

Au plan psychologique

Cette pratique peut aussi s’étendre à toutes les situations de la vie. Il suffit de transposer analogiquement au plan psycho-logique, dans ses attitudes et ses comportements, ce qui a été défini jusqu’ici au plan physiologique en considérant les événements, les circonstances, les conditions de la vie mais aussi les êtres, autrement dit en percevant le monde de la façon que suggère la vision périphérique, prêtant ainsi attention au moindre détail mais sans jamais perdre de vue l’ensemble.

Extract from radio-canada.ca

Miyamotho Musashi

Miyamotho Musashi (1584-1645)

Célèbre Samuraï, expert du combat au sabre (Ken-jutsu), l'un des plus importants Kenshi que le Japon ait connu et dont les exploits ont inspiré de nombreux récits. Il est l'archétype du héros médiéval nippon.

Shinmen Musashi-no-Kami, Fujiwara-no-Genshin, naquit dans la province de Harima, et eut durant sa rude enfance les prénoms de Bennosuke, Heima ou Takezo. Son entourage l'appelait aussi volontiers "le petit Tengu". Il utilisa tout au long de sa vie les noms de famille de Miyamoto (le plus connu), de Takemura, de Hirata, de Shinmen ou de Hirao tandis qu'à son prénom usuel de Musashi furent parfois accolés des suffixes à résonance plus guerrière, tel Masama ou Masanobu.

Il était le second fils de Munisai Shinmen, lui-même expert au sabre, et qui le laissa orphelin à l'âge de 7 ans (il fut tué lors d'un duel). Receuilli par son oncle maternel, moine, qui l'amena dans son monastère, Musashi mit ce séjour forcé à profit pour s'entraîner au sabre. Il gagna son premier duel à 13 ans, au cours duquel il tua Arima Yoshibe (Kibei). Trois ans plus tard il tua Akiyama, un autre sabreur de renom. A 17 ans il participa sous la bannière de Toyotomi Hideyoshi à la bataille de Sekigahara (1600) pendant laquelle il fut gravement blessé. Seule sa constitution vigoureuse lui permit de récupérer. A partir de 1604 on le trouve à Kyoto, défiant Yoshioka Seijuro, important expert au sabre de la ville. Il le blessa grièvement, ce qui lui valut la haine du clan Yoshioka. Au cours d'un duel célèbre (combat d'Ichijoji), il tua une douzaine de membres du clan. Puis il reprit sa route, remportant défi sur défi, invaincu dans plus de 60 duels (sauf peut-être, face à Muso Gonnosuke, une rencontre diversement rapportée par l'Histoire). Il avait alors 29 ans. C'était en 1612 qu'il tua, dans un dernier combat singulier qui le fera définitivement passer pour une légende, le célèbre bretteur Sasaki Kojiro (Ganryu) du clan Mori, redouté pour son sabre long (o-dachi). La rencontre eut lieu sur la petite île de mukojima et Musashi vint au combat avec pour arme une longue rame en bois avec laquelle il fracassa la crâne de son adversaire surpris par l'allonge inhabituelle de cette arme improvisée. Musashi ne se battit plus jamais, mais on le trouve encore chargé du commandement d'un corps de réserve par Ogasawara, Seigneur de Kokura, lors du siège du château de Hara en 1638.

A partir du début des annèes 1630 Musashi se consacra entièrement à l'étude de la voie (Do), tout en pratiquant calligraphie et peinture, arts dans lesquels il excellait. L'homme acquiert alors une dimension exceptionnelle, Kensei de son vivant, "saint au sabre". En 1643 il se retira dans la montagne, pour mieux méditer dans la grotte Reigendo (temple de Ungan-ji) du Mont Iwato, à l'ouest de Kumamoto. C'est là qu'il rédigea, quelques semaines avant sa mort, en 1645, le texte "Ecrit des cinq roues" (Gorin-no-sho), qui est devenu un classique de la littérature concernant les arts martiaux (Budo), plus encore que son Dokukodo. Il mourut à l'âge de 62 ans et fut, selon sa volonté, enterré revêtu de son armure.

Au cours de sa grande errance en quête de l'efficacité absolue, à l'image de tant de Ronin parcourant le pays pour leur Musha-shugyo, il expérimenta beaucoup et fit émment sa propre synthèse technique. On crédite Musashi de la création du style Ken-jutsu Emmei-ryu, qui prit plus tard le nom de Nito-ryu (Ecole des deux sabres), puis celui de Niten-ryu (Ecole des deux Ciels). "Niten" était aussi un nom de plume parfois utilisé par le peintre et calligraphe qu'il était devenu dans la dernière partie de sa vie. Si l'école a disparu avec Musashi (le Hyoho Niten Ichi-ryu prétend cependant aujourd'hui transmettre la technique de Musashi), il existe cependant encore des Kata à deux sabres transmis par le Ken-jutsu au cours des siècles suivants.

(Texte tiré de l'"Encyclopédie des arts martiaux de l'Extrême-Orient", G. et R. Habersetzer, pages 436-437)

Miyamoto Musashi (1584-1645) : célèbre Samouraï considéré comme un des grands Maîtres de la tradition du bushidô : la Voie des guerriers. Escrimeur, il a créé l’école dite "des deux sabres" : un long et un court. Devenu un personnage légendaire, sa vie aventureuse et ses exploits ont inspiré d’innombrables romans, nouvelles et pièces de théâtre. À l’âge de soixante ans, quelques mois avant sa mort, il se retire dans une grotte pour méditer et rédige à l’intention de ses disciples l’œuvre majeure de sa vie : Traité des Cinq Roues.

le Traité des Cinq Roues

Ce traité porte sur les arts martiaux et plus particulièrement l’escrime. Mais les principes qu’il énonce trouvent aussi à s’appliquer à toutes les activités de nature stratégique, à tous les gestes de la vie quotidienne : "Je comprenais bien, écrit Musashi, comme il est difficile de maintenir une position face aux événements. [...] J’ai appliqué les principes (avantages) de la tactique à tous les domaines des arts. En conséquence, dans aucun domaine je n’ai de maître."

Le Traité des Cinq Roues n’est donc pas seulement un livre de stratégie guerrière ou pour l’action. C’est aussi un guide sur la Voie, qui énonce les principes d’un art de vivre. Livre à la fois d’action et de sagesse, ou plutôt de sagesse dans l’action, il révèle le secret d’une stratégie victorieuse, d’un trajet initiatique qui passe par la maîtrise de soi.

Ce Traité est considéré comme un classique de la littérature universelle. Une traduction française par M. et M. Shibata est parue récemment aux éditions Albin Michel, dans la collection "Spiritualité vivante". C’est dans cette édition que j’emprunte la plupart des passages cités dans le présent essai. Toujours populaire au Japon, le traité de Musashi a fait l’objet d’une édition récente par le Groupement d’études sur la gestion de Tokyo, destinée plus spécialement aux gestionnaires.

"Dans une auberge isolée, un samouraï est installé à dîner, seul à une table. Malgré trois mouches qui tournent autour de lui, il reste d’un calme surprenant. "Trois ronin (guerriers vagabonds, sans maître) entrent à leur tour dans l’auberge. Ils remarquent aussitôt avec envie la magnifique paire de sabres que porte l’homme isolé. Sûrs de leur coup, trois contre un, ils s’assoient à une table voisine et mettent tout en œuvre pour provoquer le samouraï. Celui-ci reste imperturbable, comme s’il n’avait même pas remarqué la présence des trois ronin. Loin de se décourager, les ronin se font de plus en plus railleurs. Tout à coup, en trois gestes rapides, le samouraï attrape les trois mouches qui tournaient autour de lui, et ce, avec les baguettes qu’il tenait à la main. Puis, calmement, il repose les baguettes, parfaitement indifférent au trouble qu’il venait de provoquer parmi les ronin. En effet, non seulement ceux-ci s’étaient tus, mais pris de panique ils n’avaient pas tardé à s’enfuir. Ils venaient de comprendre à temps qu’ils s’étaient attaqués à un homme d’une maîtrise redoutable. Plus tard, ils finirent par apprendre, avec effroi, que celui qui les avait si habilement découragés était le fameux maître : Miyamoto Musashi."

Cette légende illustre un principe capital de la Voie du Samouraï, selon lequel on doit chercher à vaincre sans combattre.

(On s’est inspiré de ce récit pour une scène du film Karate Kid, dans laquelle le maître attrape une mouche avec des baguettes, sous le regard ébahi de son jeune disciple.)

de l’action efficace et de la sagesse

L’enseignement de Musashi se définit à deux niveaux :

de l’action efficace...

Ne nous y trompons pas. Tous les arts martiaux sont d’abord des techniques de défense. Quand on est dans l’action, il faut gagner. Pour le Bushi ou Samouraï, perdre c’est mourir... Mais la question est de savoir comment gagner par une action juste du point de vue de la tactique et de l’attitude. Le guerrier doit, par exemple, "faire perdre à l’adversaire son équilibre mental" ou encore "faire naître une certaine tension nerveuse en empêchant l’adversaire d’être sûr de lui". Musashi souligne même l’importance "de neutraliser l’adversaire directement, sans le laisser souffler, en évitant de croiser son regard". Il ajoute d’ailleurs : "Le plus important est de l’empêcher de pouvoir se restaurer"... À propos de l’importance de savoir se rénover dans l’action, Musashi dit plus loin : "Lorsque, au cours d’un combat qui reste à l’état de mêlée, rien n’avance plus, abandonnez vos idées premières, rénovez-vous en tout et prenez un nouveau rythme. Ainsi découvrez le chemin de la victoire. Chaque fois que vous jugez qu’entre votre adversaire et vous tout grince, changez d’intentions immédiatement et parvenez à la victoire en recherchant d’autres moyens avantageux pour vous."

Ces règles trouvent à s’appliquer aussi dans le monde de l’action en général...

Vaincre, soit! Mais de préférence sans combattre et, dans tous les cas, sans perdre l’honneur.

... et de la sagesse

Musashi se rapproche pourtant davantage de la figure du sage que du technicien des armes. Son enseignement vise d’abord à remporter une victoire sur soi. C’est le sens de sa maxime : "Devenez l’ennemi". Dans son action, le guerrier doit atteindre en lui-même le point où cesse la violence. La maîtrise de soi, enseigne le traité, augmente les chances de maîtriser le monde.

L’intérêt que présente le modèle traditionnel japonais est considérable. Pourtant, l’esprit qui anime les principes de Musashi, visant à l’efficacité dans l’action et à la maîtrise de soi pour atteindre la sagesse, n’est pas étranger à la tradition occidentale. On le trouve aussi dans la tradition gréco-romaine, en particulier chez les Stoïciens, bien qu’il ne s’agisse plus dans ce cas du modèle du guerrier mais plutôt de l’homme en progrès et du philosophe, qui n’en doit pas moins se considérer comme son seul ennemi, c’est-à-dire comme le seul véritable obstacle à vaincre. Épictète revient très souvent sur ce thème. Il dit par exemple:

"Attitude et caractère de l’homme ordinaire: il n’attend rien, en bien ou en mal, de soi-même, et tout des circonstances extérieures. Attitude et caractère du philosophe: il attend tout, en bien comme en mal, de soi-même. Signes distinctifs de l’homme en progrès: il ne blâme personne, ne loue personne, ne reproche rien à personne, n’accuse personne; il ne dit jamais rien qui tende à faire croire qu’il sait quelque chose ou qu’il est quelqu’un. En cas d’échec ou d’obstacle, il ne s’en prend qu’à soi-même. [...] En un mot, le seul ennemi qu’il ait à redouter, c’est lui-même."

les principes fondamentaux, selon Musashi

L’enseignement de Musashi peut se ramener à neuf principes :

  1. Éviter toutes pensées perverses.
  2. Se forger dans la voie en pratiquant soi-même.
  3. Embrasser tous les arts et non se borner à un seul.
  4. Connaître la voie de chaque métier, et non se borner à celui que l’on exerce soi-même.
  5. Savoir distinguer les avantages et les inconvénients de chaque chose.
  6. En toutes choses, s’habituer au jugement intuitif.
  7. Connaître d’instinct ce que l’on ne voit pas.
  8. Prêter attention au moindre détail.
  9. Ne rien faire d’inutile.

Pour approfondir le sens de ces neuf principes, il faut se reporter à différents passages du traité, mais aussi les considérer en fonction de la tradition des arts martiaux et du bouddhisme zen... C’est le périlleux exercice auquel je me suis livré.

J’ai aussi pris la liberté de prolonger ces principes par des commentaires d’inspiration moderne et occidentale. Certains de ces commentaires, qui nous entraînent parfois assez loin de l’énoncé proprement dit, paraîtront même audacieux... Je crois pourtant avoir respecté l’esprit des principes de Musashi.

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